Charles-François
Lebrun
Troisième
consul de la République
Prince Architrésorier de l'Empire
Duc de Plaisance
J'ai mis toute mon
étude à cacher ma vie, et, si mon nom est cité dans l'Histoire, ce
sera malgré moi.
On pourra attendre
de vous le récit de quelques évènements de ma vie. Dites seulement
que je l'ai employée à faire le bien qui a été en mon pouvoir, et
que j'ai, autant qu'il a dépendu de moi, empêché le mal, quelquefois
même aux dépends de mon propre repos.
Cet article doit
beaucoup à celui de M. Louis Laisney, qui avait fondé l'Association
Charles-François Lebrun, et considérablement aidé à la connaissance
de ce célèbre normand.
Jeunesse
Charles-François Lebrun naît le 19
mars 1739, dans le petit village de la Bouchelière, tout près de
Saint-Sauveur-Lendelin, qui fait partie du diocèse de Coutances. Il est
le quatrième enfant de Paul Le Brun, propriétaire exploitant, et de
Louise le Cronier (quatre autres suivront dans la famille).
Il passe ses premières années dans
la maison familiale, un abbé et une parente lui donnant, comme aux
autres, les premiers rudiments d'éducation, avant qu'il ne soit envoyé,
d'abord au (déjà) célèbre collège de Coutances, puis au collège
des Grassins, à Paris, qui accueille nombre de jeunes gens des diocèse
de Coutances et d'Avranches. Il fait là des progrès considérables,
parlant, à l'âge de vingt ans, couramment le latin et le grec, mais
aussi l'anglais, l'espagnol et l'italien ! Puis il fait "sa
philosophie" au Collège de Navarre.
Ayant appris à connaître l'œuvre de
Montesquieu, il décide d'aller en Angleterre étudier la constitution
britannique, et entreprend pour ce faire un long voyage qui le mène en
Belgique, en Hollande, s'arrêtant à Liège, Louvain, Bruxelles, Anvers
(ce sont alors les Pays-Bas autrichiens), puis Delft, Harlem, Leyde, La
Haye, Amsterdam (Provinces Unies), cherchant partout le contact avec les
érudits et étudiants locaux.
Il débarque finalement en Angleterre,
en 1762, où, en particulier, il assiste aux délibérations de
parlement, et apprécie le fonctionnement de la monarchie
constitutionnelle, système dont il rêvera toujours pour la
France.
Au service du roi
Il rentre peu après en France pour y
continuer des études de droit. Il est bientôt présenté au premier Président
du Parlement de Paris, René-Nicolas de Maupeou. Celui-ci l'engage comme
précepteur de son fils. Comme il est, en 1768, nommé Chancelier, ce
qui permet à Lebrun de jouer rapidement un rôle important dans la
Chancellerie.
Mais la protection de Maupeou a déjà
porté ses fruits. En 1765, Lebrun avait été nommé Censeur du Roi,
poste associé avec de gros revenus. Trois années plus tard, c'est
l'octroi f'un office de Payeur des rentes, qu'il finance grâce à un prêt
du Chancelier.
Son rôle, sa notoriété, son
influence ne vont pas cesser de progresser, à un point tel qu'on le
surnomme "le petit chancelier", qui aura son apogée au moment
de la "Révolution Maupeou", jusqu'à la disgrâce de ce
dernier, après la mort de louis XV et l'avènement du jeune (il a 20
ans) Louis XVI. Lebrun suit honnêtement son protecteur dans sa disgrâce
et sa retraite. Mais on lui laisse ses revenus.
Il vient d'épouser la fille d'une
famille de gens de robe, une demoiselle Delagoutte. Il se lance dans l'écriture
: il publie La Jérusalem délivrée, que le jeune Bonaparte lira un
jour, à Brienne !
En 1779, il achète la terre de
Grillon, près de Dourdan. Même s'il a aussi une habitation à Paris,
rue de Vaugirard, il reste souvent à Dourdan, y vivant une existence
proche des principes de Jean-Jacques Rousseau.
La Révolution
Lorsque les idées neuves commencent
à bouillonner, Lebrun publie, en 1789, "La voix du Citoyen",
particulièrement prémonitoire des évènements qui vont marquer le
prochain quart de siècle.
Il nous faut une constitution
nouvelle ; le vœu public l'appelle, l'intérêt de la nation la
demande, le souverain l'a promise, et nous en sommes venus au point
qu'il n'y a plus pour nous de milieu entre être libres ou cesser de
l'être. C'est avec les éléments d'une monarchie qu'il faut l'élever
cette constitution...
Mais si l'un des ordres
s'opposait à cette égalité des contributions.... si cependant un
esprit de vertige égarait la raison, si un vil intérêt, un intérêt
aveugle dans ses calculs, corrompait les âmes les plus pures ? Alors,
libres comme les autres ordres, vous vous refuseriez à un fardeau
qu'ils ne voudraient plus partager. Alors plus de puissance publique ;
plus de nœud social ; plus de nation ou, si vous pouviez l'être
encore, vous seriez la dernière de toutes...
A la vue de ces biens brisés, au
craquement de cet empire prêt à s'écrouler, tremblans pour nos
propriétés, pour nous-mêmes, pour notre postérité, nous
invoquerions, d'une commune voix, la loi fondamentale de toutes les
sociétés politiques, et, pour nous sauver d'être anéantis, nous
accepterions jusqu'à l'égalité tumultueuse de la démocratie...
Du sein du tiers-état s'élèverait
un homme audacieux... qui, sur les débris de nos anciennes formes, établirait
une constitution nouvelle... Mais, ajouterait-il l'autorité manque à
mes vues bienfaisantes. A chaque pas, des formes importunes arrêtent
ma marche et votre prospérité ; des assemblées perpétuelles
troublent votre repos... Tranchons d'un seul coup toutes les difficultés
; rompons ces vieux liens qui enchaînent un pouvoir qui n'existe que
pour vous rendre libres, heureux et puissans.
Et aussitôt le vœu général
remettra dans ses mains toute la puissance publique. Alors sera rétabli
un despotisme légal, et nos fers à tous seront rivés au tronc même
de la constitution.
Lebrun est choisi, le 25 mars 1789,
par les habitants de Dourdan, comme leur premier député. Il en profite
pour renoncer à ses privilèges "pécuniaires et onéreux pour le
tiers état". Le 5 mai, il est avec ses collègues du tiers état,
prête le Serment au Jeu de Paume. Lebrun est nommé au Comité des
finances et il va souvent être le rapporteur des projets de lois qui y
seront discutés. Il n'appartiendra à aucun club, aucune faction. Son
indépendance de vue incite ses collègues à le proposer pour la présidence
de l'Assemblée. Il n'est battu que de quelques voix par l'abbé
Montesquiou.
Lorsque la Constituante se sépare, le
16 mai 1791, Lebrun sait qu'il ne pourra se représenter à la prochaine
assemblée. Comme ses collègues, il retourne donc dans son département
de Seine-et-Oise. Nommé peu après á la Présidence du Département,
il préfère abandonner ce poste pour prendre la présidence du
Directoire, à la demande de ses membres (la fonction peut être comparée
à celle que cumulerait, aujourd'hui, un Préfet et un Président de
Conseil Général).
L'année 1792 voit les troubles
s'installer dans le département, le maire d'Étampes est massacré.
Lebrun intervient à l'Assemblée législative, pour réclamer des
mesures énergiques. Ce n'est guère du goût des Jacobins, qui
murmurent contre cet "aristocrate forcené", ce "fougueux
modéré". Le 20 juin 1792, l'Assemblée est envahie par la foule,
pénètre les appartements du roi. Lebrun est profondément choqué,
car, s'il se dit constitutionnel, il est resté royaliste, respectueux
des symboles de la représentation nationale, de la personne royale, de
la paix intérieure et de la stabilité du régime.
Le 7 août 1792, Lebrun donne sa démission
de Directeur du département de Seine-et-Oise. Les événements du 10 août
le confortent dans sa décision, il se retire à Grillon.
A Dourdan, on continue d'estimer
Lebrun, on le désigne, fin août, pour faire partie du collège électoral
chargé de choisir les députés de Seine-et-Oise à la Convention. Cédant
aux instances de ses compatriotes, il accepte, un peu contre son gré,
de se présenter à l'élection. Une cabale est organisée contre lui,
on le traite d'aristocrate, un mandat d'amener est lancé contre lui, on
doit le soustraire à ceux qui veulent sa peau.
Le 1er septembre 1793 Lebrun est arrêté
comme suspect et enfermés aux récollets de versailles. Malade, il est
mis au cachot pour un mois. La chance veut que, au début de 1794, un
représentant en mission, du nom de Crassous, intrigué par ce que lui
disent les habitants de Dourdan et d'Étampes, étudie son dossier, et
ordonne sa remise en liberté. Il retrouve Crillon le 16 février 1794.
Mais la chance tourne de nouveau.
Alors qu'il fait une demande pour un certificat de civisme, ce même
Crassous fait remettre Lebrun en prison aux Récollets. Nous sommes le
14 juillet 1794. La Terreur bat son plein et envoie tous les jours son
lot de victimes à la guillotine. Lebrun s'attend tous les jours à être
transféré á Paris. Une nièce, Henriette Lebrun de Rochemont
parvient, selon la tradition familiale, à subtiliser le dossier
d'accusation de son oncle. Ce qui entraîne le retard salvateur : le 27
juillet, c'est Robespierre qui monte à l'échafaud. La fin de la
Terreur sauve Lebrun, et, avec retard (Crassous est tenace), remis en
liberté sur ordre du Comité de Sûreté Générale, le 11 0ctobre
1794.
Le Directoire
En juillet 1795, il est de nouveau élu
à la présidence du département, et ses qualités d'administrateur
vont être une nouvelle fois appréciées.
Lors des élections de 1795, Lebrun
entre au Conseil des Cinq-Cents où, bien évidemment, il s'occupe de
matières financières. Il y lance même l'idée d'une Banque nationale,
que ses collègues rejettent. Il a peu de contact avec les Directeurs
(si ce n'est avec Carnot et pourtant Letourneur est de la Manche),
mais se lie avec des personnalités comme Barbé-Marbois, Portalis,
Dupont de Nemours, Tronchet, peu enclins à céder aux anciens
conventionnels.
Il sera élu en janvier 1796 Secrétaire,
puis président de cette assemblée le 20 mai.
Après les élections de 1797,
toujours à la Commission des finances, il est amener à faire un
rapport sur l'administration de la trésorerie des différents armées.
Son commentaire sur l'armée d'Italie, mérite d'être cité :
En Italie des résultats plus
importants et une marche plus régulière ; là, une armée toujours
victorieuse s'est établie dans ses conquêtes ; un général qui sait
vaincre et négocier y assure l'exécution de ses traités, et, sous
le règne des armes, une administration presque civile. La trésorerie
dispose là de plus de soixante millions, soit de revenus, soit de
contributions recouvrées ; une partie a fourni aux besoins, soit de
l'intérieur, soit des autres armées. Je n'ai pas le temps de louer.
J'attends Bonaparte à l'histoire, c'est elle qui lui assignera son véritable
rang : elle dira beaucoup du guerrier, mais elle dira davantage et
mieux de l'homme d'État ; je pense comme l'histoire.
Lebrun échappe, à sa grande
surprise, à l'épuration et aux déportations du 18 Fructidor, peut-être
parce qu'on le croit l'ami de Bonaparte. En cela ceux qui le croit se
trompent complètement, car les deux hommes ne se sont encore jamais
vus. Leur première rencontre se situe en effet lors des réceptions et
des festivités organisées en l'honneur de Bonaparte, lors de son
retour de Campo-Formio, en décembre 1797. Bonaparte aura ce commentaire
lapidaire :
Vous donnez chaque jour un démenti
bien imposant à ces hommes médiocres qui crient si haut qu'un littérateur
ne saurait être un homme d'état.
Bonaparte parti en Égypte, Lebrun
continue son travail dans le domaine qui est le sien. Mais bientôt le désordre
s'installe dans le pays, les défaites s'accumulent à l'extérieur.
C'est dans ce climat que Sieyès, Talleyrand, Cambacérès, Fouché, se
tournent vers le général Bonaparte, rentré d'Égypte en juillet 1798.
Lebrun est également de ceux qui voient en lui le seul capable de
sauver le pays :
Moi-même, sans trop savoir par
quels moyens, je ne voyais que lui qui pût sauver la chose publique,
et arracher la France aux factions prêtes à le déchirer. Cependant,
renfermé chez lui, il semble se dérober à tous les regards, à tous
les vœux.
Lebrun Consul
Mais, peu enclin aux conspirations, il
ne participera en aucun cas à la préparation du 18 Brumaire. Mais il
donne sa voix à l'approbation du décret qui transfert le corps législatif`de
Paris à Saint-Cloud, premier élément, encore légal, du coup d'État.
Les évènements qui suivent sont suffisamment connus pour ne pas être
répétés ici. Pur ce qui est de Lebrun, il fait immédiatement partie
de la Commission des Anciens et, dans la foulée, Président de cette
Commission, sans doute en raison de ses grandes connaissances en matières
de finances. Car le premier travail qui se présente est le renflouement
des caisses de l'État. Il ne participe pas vraiment à l'élaboration
de la nouvelle Constitution, mais il fait cependant voter que "tout
sénateur (serait) à jamais inéligible à toute autre fonction
publique", et pour faire adopter la création d'une Commission de
la Comptabilité nationale, ébauche de la future Cour des Comptes.
Cette nouvelle constitution confie le
pouvoir exécutif à trois Consuls (mais seul le premier a vraiment les
clés du pouvoir, puisque les deux autres n'on qu'une voix
consultative). Si Bonaparte - nommé d'emblée Premier Consul - fait
rapidement le choix de Cambacérès pour être le Deuxième Consul, il
prend relativement son temps pour choisir, pour le Troisième, Lebrun.
Dans un longue discussion qu'il aura avec Bonaparte, Roederer lui dira :
Général, pour la gloire de
votre Consulat et la sûreté de votre marche, il n'y a pas un homme
égal à Lebrun dans toute la République. Vous gouvernerez plus
particulièrement l'extérieur; Cambacérès et lui seront vos
premiers ministres, l'un pour la justice et la police, l'autre pour
l'administration et les finances. Il y est excellent et il vous faut
un homme pour ces deux parties.

Bonaparte
consulte encore Cambacérès. Le nom de Lebrun est accepté. Une première
approche de ce dernier amène une fin de non recevoir. Mais quelques
jours plus tard, Lebrun est invité chez le Premier Consul. Encore
quelques jours de réticences, et, finalement, Lebrun accepte le poste,
marqué dans l'article 39 de la Constitution, finalement adoptée dans
la nuit du 12 au 13 décembre 1799, et promulguée le 15, sans même
attendre le verdict national.
Le nouveau gouvernement s'installe le
25 décembre, d'abord au petit Luxembourg. Les réunions seront fréquentes,
sous la présidence de Bonaparte. La confiance s'installe entre Lebrun
et Bonaparte, qui lui dit un jour :
J'ai passé ma vie dans les
camps, la guerre est mon élément ; je me trouve ici dans un monde
nouveau ; je n'y suis point sans quelque embarras. J'ai besoin d'un
guide sûr, éclairé, et, comme moi, animé du désir de reconstituer
la société sur des bases solides : les lois, la religion et les mœurs
; ce guide, je l'ai trouvé en vous, Monsieur Le Brun
Le 21 mai 1800, Lebrun perd sa épouse,
Anne Delagoutte, avec qui il était marié depuis 1773. D'elle il avait
eu cinq enfants. L'aîné, Charles, est aide de camp de Bonaparte et de
Desaix (mais celui-ci va mourir à Marengo). Le second, Alexandre fait
lui aussi une carrière similaire. Quant aux trois autres, ils sont
encore jeunes : Sophie (14 ans), Auguste (11 ans), enfin Dorothée (8
ans) et Lebrun doit s'en occuper, alors qu'il a déjà 61 ans.
Après Marengo, Bonaparte gouverne de
plus en plus par lui-même. Lebrun participe de moins en moins aux
affaires nationales (mais il a poussé à faire la paix religieuse (le
Concordat est signé le 15 juillet 1801), a applaudi des deux mains à
la paix d'Amiens), tout en étant de ceux qui participe à la chute de
Fouché. Lorsque le Consulat à vie est promulgué, il est
lui-aussi, tout comme Cambacérès, promu Consul à vie. Il sont aussi,
de droit, membre du Sénat et membre du Conseil privé, qui vient d'être
créé. Lebrun atteint là le sommet de sa carrière politique.
Dans les années qui suivent, son rôle
devient de plus en plus honorifique, même s'il fut l'inspirateur de la
création des lycées, s'il s'opposa à la création de la légion
d'honneur et s'il aura le courage de déclarer illégal l'enlèvement du
duc d'Enghien.
L'Empire
Alors, il peut apparaître naturel que
le troisième Consul ait marqué son opposition quant à la création de
l'Empire, car il craint le mécontentement des militaires et des républicains.
Rien n'y fait. Le 18 mai 1804 :
Le gouvernement de la République
est confié à un Empereur qui prend le titre d'Empereur des Français
(...) Napoléon Bonaparte, Premier Consul actuel de la République,
est Empereur des Français (..)
et Lebrun sera derrière le nouveau
souverain, au milieu des ministres, lorsque Cambacérès présentera à
Bonaparte ce sénatus-consulte qui le fait Empereur des Français, tout
comme il sera également présent lors du couronnement à Notre-Dame.
En même temps, six grands dignitaires
de l'Empire sont créés. Un décret nomme, immédiatement, Lebrun à la
dignité d'Architrésorier, nomination que Napoléon accompagne d'une
lettre de compliment :
Saint-Cloud, 18 mai 1804
Au consul Lebrun
Citoyen Consul, votre titre va
changer; vos fonctions et ma confiance restent les mêmes. Dans la
haute dignité d'archichancelier de l'Empire, dont vous allez être
revêtu, vous manifesterez, comme vous l'avez fait dans celle de
consul, la sagesse de vos conseils et ces talents distingués qui vous
ont acquis une part aussi importante dans tout ce que je puis avoir
fait de bien.
Je n'ai donc à désirer de vous
que la continuation des mêmes sentiments pour l'État et pour moi.
Bonaparte
Si le titre et la fonction sont, pour
une grande part, honorifiques (et assortis de revenus confortables),
Lebrun n'en continue pas moins de remplir un certain nombre de tâches,
souvent à la demande expresse de l'Empereur : arrêter le grand Livre
de la Dette Publique, recevoir le serment des fonctionnaires des
finances, vérifier (tous les trois mois) le compte des travaux de la
comptabilité nationale, étudier des réformes et améliorations à
apporter à la comptabilité nationale. Le 10 février 1805, comme tous
ses confrères grands Dignitaires de l'Empire, il reçoit la
"Grande Décoration de la Légion d'Honneur" (ce qui sera plus
tard le grand Aigle).
Mais cette situation va bientôt
changer dramatiquement.
Gouverneur en Italie
Le 26 mai 1805, Napoléon s'est fait
sacrer roi d'Italie. Dans la foulée, la République ligurienne est
rattachée à l'Empire. Le 30 mai, l'empereur écrit à Lebrun :
Milan, 30 mai 1805
A M. Lebrun
Mon Cousin, la nation génoise de
toutes les classes, prêtres nobles, peuple, ont signé des volumes
d'adresses pour demander la réunion de leur pays à la France. Je
recevrai samedi la députation qui doit me les présenter, et dimanche
je ferai un projet de réunion. Je serai du 20 au 25 prairial à Gênes;
je voudrais pouvoir y rester un mois, mais les affaires militaires me
rappellent en France; il faut que je rentre à Paris. Dans ces
circonstances extraordinaires, j'ai pris la résolution de vous
confier le gouvernement de ce pays jusqu'au mois de septembre, afin,
de pouvoir en préparer progressivement la réunion. Mon intention est
que vous vous rendiez à Turin, où vous arriverez du 23 au 25, et où
vous trouverez des indications sur la route que vous devez prendre
pour me joindre. L'expérience que j'ai eue en Piémont des fausses opérations
qui y ont été faites m'a appris que je ne puis me fier sur des
affaires aussi importantes qu'à une personne qui, comme vous, ait la
connaissance intime de mes affaires et un attachement aussi vrai pour
ma personne. Prévenez M. l'archichancelier seulement de votre départ
: je suis bien aise qu'on ne se doute point du but de votre voyage.
Charles-Alexandre Lebrun nommé
Gouverneur Général des trois départements de gêne, de Montenotte et
des Apennins ! Napoléon assorti cette nomination de recommandations
(d'ordres ?) plus détaillées, le lendemain même :
Milan, 31 mai 1805
A M. Lebrun
Mon Cousin, hier je vous ai mandé
de partir. Toutes les nouvelles que je reçois de Gênes portent que
le peuple de cette ville et de Rivière est enthousiasmé de se voir
français. Je pense, lorsque vous lirez ceci, avoir déjà fait mon décret
de réunion. Je vous laisse M. Collin pour organiser les douanes et M.
Bigot-Préameneu pour organiser la justice. Menez avec vous un secrétaire
des commandements. Le ministre de l'intérieur a prévenu à Turin
pour que l'on vous rende les honneurs qui vous sont dus. Arrivez dans
cette ville en règle et au moins avec trois voitures de votre suite.
Je ne vois pas d'inconvénient que vous y restiez deux ou trois jours.
Votre logement sera préparé au palais. Pendant ces deux ou trois
jours, vous jetterez un coup d'œil sur l'administration de la ville
et sur cette espèce de régime économique assez bizarre auquel je me
propose de retoucher à mon retour, et sur lequel je voudrais avoir
votre avis. Je pense qu'il serait utile d'accorder le privilège du
sel et du tabac pou Parme, Plaisance et pour le royaume d'Italie; cela
rendrait huit à dix millions. Je ne serais pas arrêté par la
fraude, car je placerais sur les Alpes une trentaine de brigades qui
suffiront pour arrêter la contrebande du tabac; celle du sel est
impossible. Cette imposition me mettrait à même de diminuer de
beaucoup l'imposition foncière, imposition pesante pour tous les
peuples et dont les Piémontais recevraient le dégrèvement avec un
grand sentiment de reconnaissance.
Comme vous trouverez M. Gaudin à
Turin, vous pourrez en causer avec lui. Je désire arrêter ces
mesures à Gênes.
Gênes, dans l'esprit de Napoléon,
est un atout important dans sa lutte contre l'Angleterre. A la députation
venue le saluer, le 4 juin, il dira :
Les nouveaux principes de la législation
des mers que les Anglais ont adoptés et obligé la plus grande partie
de l'Europe à reconnaître ; le droit de blocus qu'ils peu-vent étendre
aux places non bloquées, et même à des côtes entières et à des
rivières, qui n'est autre chose que le droit d'anéantir à leur
volonté le commerce des peuples ; les ravages toujours croissants des
Barbaresques, toutes ces circonstances ne vous offraient qu'un
isolement dans votre indépendance.
Où il n'existe pas d'indépendance
maritime pour un peuple commerçant, naît le besoin de se réunir
sous un puissant pavillon. Je réaliserai votre vœu. ... Vous
trouverez dans votre union avec mon peuple un continent, vous qui
n'avez qu'une marine et des ports. Vous y trouverez un pavillon que,
quelles que soient les prétentions de mes ennemis, je maintiendrai,
sur toutes les mers de l'univers, constamment libre d'insultes et de
visites, et affranchi du droit de blocus, que je ne reconnaîtrai
jamais, que pour les places véritablement bloquées par terre comme
par mer. Vous vous y trouverez enfin, véritablement à l'abri de ce
honteux esclavage, dont je souffre malgré moi l'existence envers les
puissances les plus faibles, mais dont je saurai toujours garantir mes
sujets.
Et le 12 juin, un décret investit
Lebrun de la puissance législative dans les trois nouveaux départements
:
Brescia, 11 juin 1805
DÉCRET
M. l'architrésorier de l'Empire
est investi de toute l'autorité nécessaire pour préparer la réunion
des départements de Gênes, de Montenotte et de l'Apennin au reste de
l'Empire; et, jusqu'à ce qu'il été autrement statué, ses actes
auront toute la force de lois seront exécutés comme tels dans les départements
de Gênes, Montenotte et de l'Apennin.
Napoléon joint au décret une lettre
personnelle :
Brescia, 12 juin 1805
A M. Lebrun
Mon Cousin, je compte que vous
arriverez à Turin le 26. Je désire que vous vous rendiez directement
à Gênes. Vous trouverez ci-joint un décret pour vous investir de
toute l'autorité qui vous est nécessaire, et une lettre pour M.
Champagny. Les conseillers d'État Collin, Lacuée et Bigot-Préameneu
se sont rendus à Gênes; mon intention est que vous les employiez
chacun dans sa partie. Le ministre des finances pourra également se
rendre à Gênes; du moment que ses opérations seront terminées à
Turin. Comme je ne pense pas être à Gênes avant le commencement du
mois prochain, je vous y trouverai tout installé et déjà au fait
des affaires du pays.
Lebrun, grâce à ses bonnes manières,
sa connaissance de l'italien, son expérience, l'impartialité de ses décisions,
se fait rapidement accepter par la société de Gênes. De fait, il doit
concilier les désirs d'un parti aristocratique, fortement opposé aux
idées de la Révolution française, et ceux d'un parti populaire, qui
lui est tout acquis aux idées nouvelles.
A la fin du mois de juin, Napoléon et
Joséphine sont à Gênes, où de grandes fêtes sont organisées en
leur honneur. Mais l'empereur discute aussi longuement avec Lebrun de
l'organisation de cette partie de l'empire. Il va rester à Gênes
jusqu'au 6 juillet, laissant Lebrun continuer de s'occuper des affaires
génoises. Pas toujours de la façon dont le voudrait l'empereur, tout a
la préparation de son expédition d'Angleterre. Comme en témoigne
cette lettre à propos concernant la levée de matelots génois :
Camp de Boulogne, 11 août 1805
A M. Lebrun
Mon Cousin, j'ai vu avec peine
votre arrêté qui défend la levée des matelots à Gênes. C'est
sans doute une manière de se rendre très-populaire, mais c'en est
une aussi de nuire au bien du service. Je n'ai réuni à Gênes que
pour avoir des matelots, et, cependant, les trois seules frégates que
j'ai dans ce port ne sont pas armées. En acceptant Gênes et en
l'admettant à tous les immenses avantages qui résultent pour elle de
sa réunion à mon Empire, je n'y ai été porté ni par l'argent que
je puis en tirer, ni par les forces et l'accroissement qu'elle donne
à mes armées de terre : je n'ai eu qu'un seul but, avoir 15,000
matelots de plus. C'est donc agir en sens contraire de l'esprit de
l'acquisition de Gênes que de prendre un arrêté qui désavoue la
levée des matelots. Je ne sache rien de plus impolitique que cette
mesure. Si l'on s'était conduit ainsi en Piémont, on n'aurait jamais
eu de conscrits. Gênes ne sera française que lorsqu'elle aura 6,000
hommes à bord de mes escadres. Je désire donc que vous vous occupiez
sérieusement d'avoir des matelots ; que vous fassiez sentir, par une
circulaire, que c'est là la seule espèce de secours dont peuvent m'être
les Génois. Enfin, cet objet doit être le sujet le plus constant de
toutes vos sollicitudes. Encore une fois, ce ne sera que quand j'aurai
des matelots à bord de mes bâtiments que ce peuple se trouvera entièrement
francisé. Que voulez-vous que je fasse de 225 jeunes gens de douze à
vingt ans ? J'en abonde en France : c'est de vieux matelots que j'ai
besoin. Je ne puis être de votre avis, qu'on ne peut rien attendre de
matelots faits; qu'ils ne sont bons que pour le cabotage, et que les
expéditions armées leur font peur : eh bien, il faut leur faire plus
de peur que ne leur en feraient les expéditions armées. Je crains
bien que vous ne vous soyez conduit dans votre administration, sur un
point si important, par la crainte de mécontenter les Génois; n'en
craignez rien. Bon gré ou mal gré, il faut qu'ils aillent sur mes
vaisseaux, sans quoi on me poussera à des mesures extrêmes qui
intercepteront leur cabotage jusqu'à ce que j'aie le nombre de
matelots dont j'ai besoin. Vous êtes mal instruit, et c'est me
supposer bien ignorant de la situation du peuple de Gênes que de
croire qu'il ne me sera bon à rien. Avec de la faiblesse, on ne
gouverne point les peuples, et on attire sur eux des malheurs; je
crains que vous n'en montriez plus que votre caractère n'en est
susceptible.
Avez-vous espéré gouverner des
peuples sans les mécontenter d'abord ? Que feriez-vous donc en
France, si vous étiez chargé de faire marcher la conscription du
Calvados, des Deux-Sèvres, ou un tel autre département ? Vous savez
bien qu'en fait de gouvernement, justice veut dire force comme vertu.
Quant à ceux qui disent que cela mécontenterait les Génois et les
pousserait à se mal conduire ce n'est pas à moi que ce langage
s'adresse ; je sais ce qu'ils pèsent et ce qu'ils valent. Serais-je déjà
assez décrépit pour qu'on pût me faire peur du peuple de Gênes ?
La seule réponse à cette dépêche c'est des matelots et des
matelots. Vous connaissez assez la promptitude de mes résolutions
pour savoir que cela ne diminuera en rien l'estime et l'amitié que je
vous porte. Ne voyez dans votre administration, ne rêvez que des
matelots. Dites tout ce que vous voudra de ma part, j'y consens; mais
dites que je veux des matelots.
Cela n'empêche pas de procéder aux réformes.
Lebrun met ainsi en place d'une Cour d'Appel, il crée et met en place
une université ouverte à toutes les disciplines (il prévoit d'y
ajouter une bibliothèque), lance la construction d'un observatoire et
celle d'un lycée impérial. Accessoirement, il fait l'acquisition, pour
le compte de Napoléon, du palais Doria.
Et aussi de s'occuper, pendant la
campagne de 1805, de l'insurrection fomentée dans les Etats de Parme,
Plaisance et Guastalla, et devant laquelle, au début, le conseiller d'État
Moreau de Saint-Mery, charge de l'administration de ces régions,
tergiverse. Lebrun prend les choses en main lorsque le risque de voir
cette insurrection s'étendre à la Ligurie. Dans une proclamation, il
annonce sa prochaine visite et sa volonté d'y prendre le commandement.
Sa fermeté, et les évènements extérieurs (Austerlitz - ses fils s'y
comportent fort bien, et c'est le colonel Lebrun qui a Pais la nouvelle
de la victoire) ramènent le calme. Le 27 janvier 1806, l'empereur lui
écrit :
Paris, 27 janvier 1806
A M. Lebrun
Mon Cousin, je vous ai témoigné,
par ma précédente lettre, mon mécontentement du bulletin que vous
avez fait imprimer sur l'insurrection de Plaisance. Je serais
cependant fâché que vous lui donnassiez une interprétation différente.
Je veux, par celle-ci, vous témoigner toute ma satisfaction des
mesures que vous avez prises pour détruire cette insurrection. J'ai
blâmé vos paroles, mais je loue beaucoup votre zèle. Je vous ai écrit
le 20 de ce mois pour vous annoncer que j'avais fait partir le général
Junot pour se rendre a Parme, avec le titre de Lieutenant Général,
ayant l'administration civil et militaire des duchés; je lui ai donne
des instructions pour faire de sévères exemples.
Mais depuis le 1er janvier, les trois
départements de Gênes, de Montenotte et des Apennins existent
officiellement, avec une administration conforme avec ce qui se fait
dans le reste de l'Empire. Lebrun laisse entendre qu'il retournerait
volontiers à revenir en France :
Je prie Votre Majesté de me
dire, avec sa bonté ordinaire combien de temps je dois rester ici. Si
je réussis mal, je la prierai de me rappeler. Si j'y fait quelque
bien, mon bonheur serait d'y rester tant que je pourrais être utile.
Avant de lui donner, presque,
satisfaction, Napoléon lui envoie encore des reproches :
Paris, 22 février 1806
A M. Lebrun
Mon Cousin, j'ai appris avec
peine la manière dont les douanes sont administrées à Gênes. Vous
montrez trop de faiblesse pour le commerce de cette ville. Faites
faire des visites et poursuivez les contrebandiers. On m'assure qu'on
a osé dire, en plein conseil, que, si l'on voulait mettre de l'ordre
dans le port franc , le stylet jouerait. Pardieu, dites-leur bien que
nous nous connaissons depuis longtemps, et qu'il y a une furieuse différence
de moi aux Autrichiens de 1745. Soyez inflexible, car je veux que mes
douanes soient organisées.
mais, quelques jours après, lui mande
:
Paris, 26 février 1806
A M. Lebrun
Mon Cousin, je reçois vos
lettres du 20 février. Vos services m'ont été fort utiles à Gênes,
et votre présence y est encore nécessaire. Si vous voulez absolument
revenir, passez au moins à Gènes le reste de la mauvaise saison, et
attendez que vous y ayez installé le nouveau préfet que je vais vous
envoyer. Je suis surpris que le 67e ne soit pas encore arrivé. J'écris
au général Junot et au prince Eugène pour leur en témoigner mon mécontentement,
si toutefois il y
a du retard de leur part.
Lebrun va donc rester encore a Gênes,
jusqu'en juin 1806. En mars, il aura la satisfaction de voir son travail
consacré devant le Corps législatif,
Gênes, française, reçoit les
denrées du Piémont, fournit à la France les produits de son
industrie, vit et s'enrichit par elle, et lui promet, à son tour, un
accroissement de force maritime et de richesse commerciale. Plusieurs
de ses citoyens, déjà connus de l'Empereur, reçoivent de lui des
distinctions flatteuses. Les lois françaises y sont introduites sans
blesser aucun des intérêts qui l'avaient fait fleurir autrefois. Ses
finances sont améliorées ; la dette publique est consolidée. Son
territoire est agrandi, il est partagé en départements, et le département
le plus près de la France reçoit un nom qui rappelle un des premiers
succès du héros de la France, une des premières couronnes dont la
victoire orna ce front, depuis si chargé de lauriers. La terre où ce
premier laurier, présage de tant d'immortels succès, fut cueilli,
avait bien mérité d'être française ! Le bienfait de cette
organisation est assuré à Gènes par le choix d'un grand dignitaire
nommé pour l'établir.(Discours sur l'État
de l'Empire)
De retour à Paris, Lebrun s'enquiert
auprès de l'empereur de ce qu'il croit être de la froideur. La réponse
de Napoléon ne peut que lui faire chaud au cœur :
Saint-Cloud, 12 juin 1806
A M. Lebrun
J'ai vu avec peine votre lettre
du 10 juin. Ma confiance en est toujours la même, rien ne peut l'altérer.
Je n'ai eu lieu que d'être satisfait de votre mission à Gênes.
La Cour des Comptes
Lebrun prend quelques temps de repos,
mais se remet bien vite aux affaires liées à ses fonctions
d'Archichancelier et de membre du Conseil privé. Et lorsque Napoléon
se prépare a la confrontation contre la Prusse et la Russie, en
Allemagne et en Pologne, l'Archichancelier se voit attribuer les
responsabilités d'une sorte de premier ministre par intérim.
Pendant que les armées françaises se
distinguent sur les champs de bataille, Lebrun s'occupe de tout autre
chose : de l'organisation de la création et de l'établissement de la
Cour des Comptes, ayant recommandé à l'empereur :
une institution, une dans son
objet, puissante dans son unité, présente a tous les comptables par
la rapidité de son action, embrassant toutes les comptabilités qui
se lient a la fortune publique.
ce à quoi, Napoléon lui avait répondu
:
Ayez soin surtout, que cette
organisation soit telle que la connaissance des abus, qui auraient été
reconnue par la Cour des Comptes, doive arriver nécessairement
jusqu'a moi.
La Cour des Comptes, issue
essentiellement des propositions de Mollien, est fondée le 6 septembre
1807, et l'Architrésorier Lebrun est charge du choix des magistrats
destinés à la composer et qui seront nommés par l'empereur. C'est le
vieil ami de Lebrun, Barbé-Marbois, qui est choisi comme premier président.
Le 7 novembre 1807, la Cour des Comptes est officiellement installée et
c'est Lebrun qui préside à l'évènement. S'adressant au premier président,
il lui déclare :
Sans que vous ayez osé former un
vœu, sans que l'amitié ait prononcé votre nom, sans qu'elle se soit
permis une pensée, Sa Majesté vous appelle à des fonctions qui se
lient aux plus grands intérêts de l'Empire »
S'adressant à tous ses collègues,
L'institution à laquelle vous
appartenez est un des principaux appuis de l'Empire : c'est le mur
d'airain qui doit garantir la fortune publique des infidélités des
comptables, des prévarications de l'administrateur, des dilapidations
de ses agents. Si elle fléchit, tout chancelle ; si elle succombe,
tout périt : il ne reste au milieu des ruines que le nom du plus
grand des héros, du plus grand des souverains ; semblable à ces
monuments solitaires que le temps a laissés debout sur son passage,
et qui ne servent plus qu'à mesurer la hauteur d'où les nations sont
tombées.
Mais elle ne fléchira point ;
elle ne succombera point, cette institution tutélaire ; vous la
remettrez à vos successeurs toute empreinte de celui qui l'a créée,
toute forte de vos principes et de votre exemple ...
L'année 1807 voit Lebrun s'opposer à
l'Empereur, sur la question du Tribunat, que Napoléon veut supprimer
(et qu'il supprimera effectivement le 19 août de la même année). L'Architrésorier
faisant valoir que c'est une des dernières tribunes où les idées de
liberté peuvent s'exprimer, Napoléon lui lance un péremptoire :
Monsieur l'Architrésorier, ce
sont la des idées de Constituant.
Ce a quoi, sans se démonter, Lebrun
lui répond :
Sire, la Constituante avait des
idées saines; si elle se trompa, ce fut par l'excès de l'amour du
bien public : je regrette que ces idées déplaisent aujourd'hui à
Votre Majesté.
Napoléon, par la grâce de Dieu, Empereur des Français, Roi d'Italie, Protecteur de la
Confédération du Rhin, à tous présents et à venir, Salut
:
Voulant
donner à notre cher et bien aimé cousin le Prince Le Brun,
Architrésorier de l'Empire, une preuve éclatante de
l'affection que nous lui portons et le récompenser dignement
des services qu'il n'a cessé de rendre à l'État et à nous,
soit dans nos Conseils, soit dans l'exercice des différentes
fonctions auxquelles il a été appelé, nous l'avons, par
notre Décret du dix neuf Mars mil huit cent huit, nommé l'un
des Ducs de notre Empire sous le titre de Duc de Plaisance. En
conséquence et en vertu dudit décret, notre cher et bien
aimé cousin Charles François Le Brun, âgé de soixante neuf
ans, né à Saint-Sauveur-Landelin (sic) département de la
Manche, s'étant retiré par devant notre cousin le Prince
Archichancelier de l'Empire, à l'effet d'obtenir de notre
Grâce les lettres patentes qui lui sont nécessaires pour
jouir de son titre, nous avons par ces présentes, signées de
notre Main, conféré et conférons à Notre Cher et bien
aimé Cousin le Prince Le Brun, Architrésorier de l'Empire le
titre de Duc de Plaisance. Voulons que ce titre et les biens
qui y sont attachés soient transmissibles à sa descendance
directe, légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle
par ordre de primogéniture ; les dits biens se trouvant
désignés dans l'acte de constitution fait de notre autorité
par notre cousin le Prince Archichancelier de l'Empire, en
présence du Conseil du Sceau des Titres, dans lequel acte
sont énoncées les conditions sous lesquelles jouiront des
dits biens notre cher et bien amé Cousin le Prince Le Brun et
ceux de ses descendants appelés après lui à les recueillir,
ainsi que le titre auquel ils sont attachés. Autorisons notre
cher et bien aimé le Prince Le Brun à se dire et qualifier
Duc de Plaisance en tous les actes et contrats, tant en
jugement que dehors. Voulons qu'il soit reconnu partout en
ladite qualité, qu'il jouisse des honneurs attachés à ce
titre après qu'il aura prêté entre nos mains le serment
prescrit par l'article trente-sept de notre second statut du
premier mars mil huit cent huit, qu'il puisse porter en tous
lieux les armoiries telles qu'elles sont figurées aux
présentes : de sable à la louve arrêtée d'or, surmontée
de deux billettes d'argent, chef de Grand Dignitaire ; et pour
livrée sable, blanc, bleu, jaune.
(..)
Car tel est notre bon
plaisir; et afin que ce soit chose ferme et stable à
toujours, notre Cousin le Prince Archi-Chancelier de l'Empire
y a fait apposer par nos ordres notre Grand Sceau, en présence
du Conseil du Sceau des Titres.
Donné à Bayonne, le
vingt-quatre du mois d'avril de l'an de grâce mil huit cent
huit.
Napoléon.
Le 19 mars 1808, Lebrun est nommé duc
de Plaisance, titre qui lui est confirmé par lettre patente du 24 avril
de la même année. Et pourtant, il avait été l'un des rares membres
du Conseil privé à marquer son opposition à la création de titres héréditaires
honorifiques car, "on ne fait pas des nobles comme on fait des
champignons."
Mais le nouveau duc de Plaisance ne
fait pas vraiment la fine bouche devant les revenus substantiels que son
nouveau titre lui confère, qu'ils soient situés dans les domaines de
Parme et de Plaisance, ou en Hanovre, et dont il suivra de très près
la gestion.
Mais il continue aussi de travailler
et d'occuper ses fonctions d'Architrésorier. Pourtant, les années
commencent à lui peser (il a 71 ans), il aspire au repos. Il en est
loin.....
La Hollande
Le 8 juillet 1810, Napoléon lui écrit
:
Mon Cousin, j'ai besoin de vos
services en Hollande. Faites préparer vos équipages et rendez-vous
le plus tôt possible a Rambouillet pour y prendre vos instructions.
Il est absolument nécessaire que vous partiez de Paris demain soir
pour vous rendre à Amsterdam.
Voilà donc Lebrun en Hollande,
qui vient de perdre son roi (Louis a abdiqué) et son "indépendance"
: par décret du 9 juillet, elle a purement et simplement été rattachée
à l'Empire. et l'Architrésorier nommé lieutenant général de
l'Empereur, chargée de présider le Conseil des ministres et d'expédier
les affaires. Le même jour, Napoléon expédie à Lebrun une série
d'instructions sur la manière dont il entend que son lieutenant général
s'occupe des affaires.
Pendant 15 mois, Lebrun va s'occuper,
fort bien, de mettre en place la nouvelle administration des nouveaux départements.
Napoléon lui écrit très souvent, afin de bien fixer les orientations.
La date du 1er janvier 1811 a été fixée pour le passage de la
Hollande sous complète administration française et Lebrun espère bien
être en mesure de reprendre sa liberté :
Sire, je dois rappeler à Votre
Majesté que les pouvoirs, dont Elle avait bien voulu m'investir,
finissent au 1er Janvier prochain, et que, si Elle veut que je reste ici
après cette époque, il est nécessaire qu'Elle détermine ce que je
pourrai et ce que je ne pourrai pas y faire.
Si Elle daigne me rendre ma liberté,
il est temps que je songe à prendre mes mesures pour retourner auprès
d'Elle. Je ne crois pas être bien nécessaire ici et je suis bien aise
de sortir de scène avant que de mériter le ridicule ou la pitié...
Le pauvre Lebrun s'illusionne pourtant
totalement : Napoléon a déjà décidé que Lebrun resterait en
Hollande, en tant que Gouverneur des départements de la Hollande !
Sire, Votre Majesté daigne me
donner une marque de satisfaction en me nommant gouverneur général
des départements de Hollande. Je n'avais garde d'aspirer à cette
place, et je ne puis qu'y être bien inutile à votre service ; mais
je me soumets à sa volonté, et j'espère qu'Elle voudra bien me
permettre, dans quelque temps, d'aller finir auprès d'Elle une vie
qui n'a de prix pour moi qu'autant que je puis lui donner des preuves
efficaces de mon zèle et de mon dévouement.
En cette année 1811, l'Empereur et
l'Impératrice Marie-Louise vont effectuer un long voyage dans les
"Provinces du Nord" et notamment a Amsterdam, où ils reçoivent
un accueil enthousiaste.
Mais 1812 va être le début de la
fin. Les mauvaises nouvelles de la campagne de Russie parviennent a
Lebrun, et notamment celle, de la main même de Napoléon, de la mort du
second fils de Lebrun, le colonel des Lanciers de la Garde Alexandre
Lebrun, mort à Leppel le 24 novembre, juste avant le passage de la
Berezina. Cette nouvelle l'affecte terriblement et sa santé s'en
ressent."Ses bons Hollandais" manifestent leur sympathie au
vieil homme de 73 ans.
1813 va être l'année noire. Au début
de l'année, une rébellion s'instaure dans le pays, l'armée doit
intervenir, il y a des morts. Un complot est découvert qui prévoyait
l'arrestation de Lebrun. Au mois d'octobre, les nouvelles de la défaite
de Leipzig et de l'évacuation de l'Allemagne commencent à provoquer
une certaine panique en Hollande. Début novembre, trois départements
sont envahis par les troupes alliées. Le 15 novembre, le peuple
d'Amsterdam se soulève, comme celui de La Haye et de Rotterdam. La préfecture
est attaquée, mais le palais du Gouverneur est épargné. Après avoir
essaye d'organiser une administration provisoire, Lebrun se voit
contraint au départ, ce qu'il fait le 16 novembre 1813.
Quand j'ai eu reconnu que nous
n'avions ni forces, ni moyens de réprimer ce mouvement, et que les
autorités étaient désormais sous le pouvoir de la faction, je me
suis décidé à me retirer à Gorcum. J'en ai prévenu les différents
fonctionnaires, et je les ai invités à s'y rendre avec moi...
Je suis parti d'Amsterdam avec
l'escorte accoutumée de gendarmerie. J'ai entendu quelques cris, mais
je n'ai éprouvé aucune insulte. J'ai vu les restes encore des
baraques incendiées et le triomphe des incendiaires...
La chute de l'Empire
Il arrive à Paris le 27 Novembre,
tandis qu'en Hollande, le pillage et les excès de la révolution
orangiste sont difficilement contenus. Il se rend aussitôt aux
Tuileries, où Napoléon commence par manifester son mécontentement de
ce départ qu'il trouve précipite. Les explications de Lebrun finissent
pas le convaincre et le calmer.
Bientôt, c'est la campagne de France,
et les journées pathétiques de fin mars. Lorsque, après bien des
palabres, Marie-Louise et le gouvernement se décident à quitter Paris,
Lebrun, sur les conseils de Talleyrand qui en fait autant, de rester a
Paris et celui-ci suit ses recommandations. Il assiste donc à la
capitulation de Paris, à l'entrée des Alliés. Le 1er avril, un
gouvernement provisoire est installé, mais Lebrun ne participe pas à
cette décision.
Le 2 avril, on discute de déchéance
au Sénat. Bien que pressé par Talleyrand, Lebrun refuse de se mêler
à cette procédure. Le 6, Napoléon signe son acte d'abdication.
Première Restauration
Voila Lebrun par le tourbillon de
l'Histoire. Il est en effet chargé par le Gouvernement provisoire de rédiger
le projet de constitution. La besogne parait être simple : le
lendemain, il présente aux membres du gouvernement pour le poins
surpris... un exemplaire de la Constitution de 1791 ! On se passe de
lui, et le 6 avril la royauté constitutionnelle est adoptée par le Sénat.
Le duc de Plaisance signe l'acte qui rétablit les Bourbons en France
(mais il attend d'avoir connaissance de l'abdication de Napoléon).
Le 12 avril, le comte d'Artois arrive
a paris, et demande au duc de Plaisance de lui préparer un expose sur
la situation de la France, qui doit être remis à Louis XVIII, et qui
comprendra les idées maîtresses devant gouverner le nouveau
gouvernement. Il se met a la tache et remet bientôt son travail. Mais
il ne croit pas devoir passer sous silence les travaux du gouvernement
impérial, les qualités, avec aussi, bien sûr, les défauts de
l'Empereur lui-même qui ont fait alterner, sur le plan intérieur,
comme sur les champs de bataille, les réussites et les insuccès. Il
met en avant la bonne organisation administrative du précédent régime
et les réformes qu'il conviendrait d'y apporter pour la compléter.
On conçoit que tout ceci n'est pas
dans "l'air du temps" et on lui demande de retirer purement et
simplement certains paragraphes, d'apporter quelques changements dans la
présentation. Il s'y refuse, car ce serait dénaturer son ouvrage et
renier ses principes. Son travail restera dans le fond d'un tiroir et
l'on n'en parle plus.
Le 4 juin, Lebrun est nommé pair de
France par Louis XVIII. Le 8 juin, a la Chambre haute, le duc de
Plaisance est choisi comme président de la commission chargée de présenter
le budget, puis comme rapporteur de ce budget.
Durant les Cent-Jours, Lebrun se
tiendra relativement à l'écart. Si Napoléon lui rend son poste
d'Architrésorier, c'est en souvenir des services passes et de l'amitié
qu'il éprouve pour le vieil homme. Et c'est cette même amitié qui le
pousse à proposer à Lebrun le poste de Grand Maître de l'Université
! Celui-ci accepte cette nomination, effective le 2 juin 1815.
Les dernières années
Mais les évènements vont beaucoup
trop vite pour que le nouveau Grand-Maître ait le temps d'agir pour
calmer l'agitation qui s'est faite jour dans les établissements. Le 18
juin, c'est la défaite de Waterloo. La seconde abdication intervient le
22 juin.
Bien qu'il n'ai pris aucune part
active aux évènements des Cent-Jours, Lebrun est rayé de la liste des
Pairs du Royaume. Il se retire sur ses terres de Grillon. La, il ne se mêle
plus de politique, se consacrant presque exclusivement de ses
petits-enfants. Cette attitude réservée, que les rapports de police
confirment, amène Louis XVIII à lui accorder la Grand'Croix de l'Ordre
royal de la Légion d'honneur. Peu après (décembre 1815) il achète le
château de Saint-Mesme (à 4 kilomètres de Dourdan). Il y fait
construire une école, qu'il offre a la municipalité.
En 1819 (décret du 5 mars 1819),
Louis XVIII réintègre, parmi d'autres, Lebrun dans la Chambre haute. A
la fin de la même année, il a l'honneur de répondre au discours
du duc d'Angoulême lors de l'installation de la Société Royale des
Prisons, société dont il a été l'un des initiateurs. Il a maintenant
81 ans.
Il passe les dernières années de sa
vie dans sa campagne de la vallée de l'Orge. Sa mort survient de façon
curieuse, comme le rapporte une tradition familiale : au cours d'un
repas au château de Saint-Mesme, le vieil homme se lève pour dire une
plaisanterie. Le domestique, placé derrière, croyant que le duc veut
sortir de table, recule la chaise. Lorsque le duc veut se rasseoir, il
tombe à la renverse, et ne s'en remettra pas. Il meurt deux jours après,
le 16 juin 1824.
Charles-François Lebrun, duc de
Plaisance, sera inhume au cimetière du Père Lachaise