Paul
Jérémie Bitaubé naquit à Königsberg, le 26 novembre 1732, d'une de
ces familles de réfugiés français, dont la révocation de l'édit de
Nantes avait peuplé diverses contrées de l'Europe, et dont l'Allemagne
protestante s'était surtout enrichie. La Prusse avait été une des
premières à recevoir et à fixer quelques-unes de ces colonies
errantes qui, partout où elles étaient accueillies, payaient la
protection des princes d'un prix inestimable ; car les principales
richesses qu'elles portaient avec elles étaient l'industrie, l'amour du
travail, le goût des lettres et des arts, de bonnes mœurs et de bons
exemples. Aussi la Prusse ne tarda–t-elle point, à recueillir les
fruits de sa bienfaisance hospitalière ; et si, restée jusqu'à cette
époque en arrière de la plupart des autres États, elle parvint à
avoir aussi son siècle de lumières; si le grand Frédéric, qui donna
son nom à ce siècle, fit briller au nord de l'Europe un de ces jours
du génie, qui ne se lèvent que par intervalles sur les peuples, on ne
peut nier que le mouvement et l'émulation, excités par les nouveaux
colons, n'aient hâté l'aurore de ce beau jour et contribué à son
éclat.
Les réfugiés ne jouissant pas en Prusse
des droits de citoyen, M. Bitaubé, lorsqu'il eut achevé le cours de
ses premières études, et qu'il fallut embrasser un état, ne pouvait
guère, choisir qu'entre le commerce que son père exerçait, la
médecine, ou le ministère évangélique. L'amour des lettres eut
bientôt fixé son choix ; il se fit prédicateur, et ce premier choix
décida peut-être aussi son penchant pour le genre d'études auquel
il devait se livrer par la suite.
La lecture assidue delà Bible qui, surtout dans les communions
protestantes , est une des principales bases de l'éloquence de la
chaire, familiarisa de bonne heure M. Bitaubé avec les images simples,
naïves et sublimes de cette nature primitive, dont les livres saints
offrent tant et de si inimitables modèles.
En
puisant dans ces livres, comme à la source de la théologie, les
élément de l'enseignement religieux, son esprit avait, été saisi d’admiration
aux accens de cette poésie dont les sons plus nobles et plus touchans
que ceux de la lyre profane, annoncent une voix divine et nous
révèlent ce chantre de qui la tête, suivant les expressions du Tasse,
au lieu du laurier périssable de l'Hélicon, se couronne d'étoiles
immortelles au milieu des chœurs célestes.
Quand on a eu l'avantage de se former le
goût à cette haute école de poésie , l'âme est naturellement
disposée à éprouver le charme puissant des ouvrages d'Homère et de
l'antiquité grecque. Les mœurs patriarchales enseignent les mœurs héroïques.
Ces grands tableaux dans lesquels l'homme se montre avec la majestueuse
simplicité d'une nature forte et vierge que na point défigurée le
fard d'une civilisation trop avancée , forcent à sentir et a
reconnaître combien furent favorables à l'imitation poétique les mœurs
et les temps qu'à chantés l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée.
M. Bitaubé, dont les premières années ne
nous sont conçues que par des écrits postérieurs, dans lesquels il a
tracé quelques souvenirs des affections de sa jeunesse, paraît avoir
été ainsi conduit de l'étude de la Bible à l'étude d'Homère et des
auteurs classiques de la Grèce, dont il avait appris la langue, et dont
les écrivains religieux des nouvelles communions chrétiennes n'ont
jamais dédaigné les richesses. Mais bientôt entraîné par le charme
de la littérature grecque, il résolut de s'y livrer tout entier; et le
théologien céda peu à peu la place au littérateur. Prussien de
naissance, mais français d'origine, M. Bitaubé était toujours
Français par le cœur et par l'usage habituel d'une langue que Frédéric
et tous les hommes instruits de son royaume préféraient à la leur. Ce
fut donc sans effort que se dévouant exclusivement aux lettres, il
n'écrivit plus que dans la langue de ses pères.
En
entrant dans cette nouvelle carrière, il avait pour perspective son
ancienne patrie ; redevenir Français était son ambition la plus
chère, et fixer sa demeure à Paris était le but vers lequel tendaient
tous ses efforts et tous ses vœux. Mais il sentait que le meilleur
moyen de se naturaliser dans un pays où il n'avait plus de parens , et
où il n'avait pas encore d'amis, était de se faire adopter par la
grande famille des gens de lettres en produisant, quelque ouvrage qui
pût lui mériter cette adoption.
Il est plus d'un rang honorable dans
l'empire des lettres ; aspirer au premier est quelquefois moins le
propre du génie que de la présomption, et l'on sert souvent mieux ses
intérêts personnels et ceux de la littérature dans quelqu'un de ces
degrés inférieurs où d'utiles travaux
offrent encore un
noble exercice aux facultés de l'esprit. Parmi ces travaux, M. Bitaubé
choisit celui de la traduction , qui était d'autant plus recommandable
à l'époque où il s'y livra, c’est-à-dire vers le milieu du
dix-huitième siècle, que la littérature française comptait alors peu
de traductions dignes de ce nom. Bientôt, à la vérité, elles se
multiplièrent au point que ceux qui feront le tableau littéraire de ce
siècle, ne manqueront pas sans doute de remarquer cette particularité
comme un de ses caractères distinctifs, et d'ajouter aux épithètes de
siècle de la philosophie, des lumières et de la prose qu'il a déjà
obtenues , l'épithète de siècle des traductions.
Le
siècle précédent qui avait été le siècle du génie et des grandes
créations de l'éloquence et de la poésie, avait été aussi celui de
l'érudition la plus profonde et la plus lumineuse. Ce fut à côté des
plus grands orateurs et des plus grands poëtes que se formèrent
plusieurs de ces savans critiques , dont les noms toujours respectés
passeront avec leurs ouvrages à la postérité la plus reculée. Que
dis-je, ces orateurs, ces poëtes qui parlaient une langue si riche et
si harmonieuse , étaient eux-mêmes très-versés dans la connaissance
de la langue grecque et des chefs-d’œuvre qui nous sont parvenus dans
cette langue. Racine et Despréaux, Bossuet et Fénelon, ainsi que la
plupart des véritables hommes de lettres, lisaient Homère et
Démosthène en grec, comme on lit aujourd'hui Cicéron et Virgile en
latin; de sorte qu'on peut dire que si l'on eut alors peu de bons
traducteurs, c'est qu'on avait fort peu besoin de traductions. Mais,
depuis qu'une éducation plus molle et un régime d'instruction plus
indulgent émirent épargné à la jeunesse une partie des difficultés
des anciennes études, on sentit la nécessité de suppléer par des
versions l'intelligence des textes originaux.
Cependant
une femme célèbre par son érudition et par son enthousiasme pour la
littérature grecque, avait tenté, dès le dix-septième siècle, de
faire admirer le prince des poëtes dans notre langue, et de le venger
des injures de quelques beaux esprits modernes , qui n'étaient pas en
état de le lire dans la sienne. Entendre la langue d'Homère ne suffit
pas encore pour le bien apprécier; il faut être familiarisé avec les
mœurs dont ce grand poëte est un peintre si fidèle ; et cette
peinture est peut-être la partie de ses poëmes la plus difficile à
faire passer dans nos langues modernes, avec la noblesse qu'elle a dans
l'original.
Les
détracteurs d'Homère croyant que le progrès des lettres et des arts
devait suivre en tout point celui de la civilisation, et jugeant le
siècle d'Homère moins poli que le leur, jugèrent aussi que les
ouvrages de ce poëte devaient le céder à ceux d'un âge plus
civilisé. Ils tombèrent encore dans l'erreur si ordinaire de conclure
de l'état des sciences d'observation à celui des arts d'imitation, et
ils se persuadèrent que ces sciences ayant fait de grands progrès chez
les modernes, la poésie et les arts de génie devaient s'être élevés
dans la même proportion ; comme s'ils avaient pu ignorer que, tandis
que le point le plus haut où est parvenue l'observation dans les
sciences, est nécessairement; celui d'où partent les nouveaux
observateurs, au contraire, le point le plus élevé qu'on ait atteint
dans les arts du sentiment et de l'imagination, est trop souvent celui
d'où, même avec du génie, on est forcé de descendre plus ou moins
rapidement.
Aux
traits envenimés des ennemis d'Homère, et sur-tout de ceux qui ne
pouvaient le connaître que par la version latine, et qui n'en étaient
que plus acharnés contre lui, madame Dacier crut devoir opposer sa
traduction française de ce poëte. Mais ce bouclier fut-il aussi
impénétrable que celui d'Achille? Madame Dacier avait-elle réussi à
être noble dans le simple, élégante dans le naïf, forte et concise
dans le sublime ? avait elle donné du moins une faible idée de la
pompe et de la magnificence de la poésie d'Homère ? avait-elle enfin
lutté heureusement contre les difficultés de toute espèce que lui
présentait le texte, et qu'il était de son devoir de ne pas éluder?
En convenant qu'elle en avait surmonté un grand nombre, et qu'elle
avait aplani la voie aux traducteurs qui devaient venir après elle, on
doit convenir aussi qu'elle ne leur avait pas enlevé tout espoir de la
surpasser.
C'est
en rendant, la plus grande justice aux efforts de cette femme illustre,
que M. Bitaubé entreprit de lui dérober la palme. Il crut qu'il était
possible d'allier avec plus de succès les qualités, en quelque sorte
incompatibles, qu'exige une traduction d'Homère en français ; et il
espéra que, sans être copiste servile, et sans faire usage de
paraphrases ou d'équivalens infidèles, il pourrait plier notre langue
à des détails auxquels elle semble assez souvent répugner, et
subordonner la marche et les formes hardies de la langue et de la
poésie grecques à la réserve et à la circonspection de la langue
française.
Que
les pensées et les images d'Homère conservent leur vérité et quelque
teinte de leur couleur dans la traduction, sans trop blesser les
convenances de notre langue; que les caractères héroïques de ses
personnages ne cessent pas d'être de leur siècle, et ne soyent pas
cependant présentés de manière a révolter la délicatesse du nôtre
; que les détails pittoresques qui empruntent une partie de leur charme
de celui du rythme, plaisent encore dans une prose harmonieuse et
variée avec habileté ; que la convention première et fondamentale de
l'Epopée, c'est-à-dire l'union du merveilleux à l'action historique,
ne perde point sa vraisemblance et son naturel poétique, en perdant le
secours de ce langage magique, qui seul peut les bien fondre ensemble et
donner à cette grande composition tout l'éclat dont elle doit briller
: telles sont les obligations que s'imposa le nouveau traducteur
d'Homère, et le succès soutenu de sa traduction ne permet pas de
douter qu'il n’ait su les remplir, du moins en grande partie.
Les
difficultés d'une pareille entreprise ont encore été
très-heureusement vaincues dans une traduction en prose de l'Iliade,
qui parut vers la même époque, et dont l'auteur, membre aussi de cette
classe aurait droit de partager nos éloges, si c'était ici le lieu de
comparer et de juger les deux traductions, et si la modestie qui lui
fait garder l'anonyme, ne nous avertissait pas que la louange est
importune pour ceux dont la seule ambition. est de la mériter.
Longtemps
avant de publier sa traduction de l'Iliade, telle que nous l'avons, M.
Bitaubé avait donné en Prusse une Iliade française abrégée, qui
avait été très-bien accueillie. Cet essai et la bienveillance de
d'Alembert qu'il s'était conciliée dans un premier voyage qu'il avait
fait en France, et qui le recommanda puissamment à Frédéric, le
firent admettre, à son tour, dans l'Académie de Berlin, et lui
procurèrent bientôt la permission de faire un second voyage en France,
et d'y rester le temps nécessaire pour compléter et perfectionner sa
traduction, dans le centre des lumières et du goût. Ce fut après
quelques années de séjour à Paris et d'un travail assidu (en 1780),
qu'il publia son Iliade entière et qu'il entreprit la traduction de
l'Odyssée , qui n'obtint pas un succès moins flatteur, lorsqu'elle
parut en 1785.
Ces
deux ouvrages qu'il accompagna de notes et de réflexions , aussi
judicieuses que savantes, marquèrent si honorablement sa place dans la
littérature, que l'Académie des belles-lettres ayant perdu en 1786 le
landgrave régnant de Hesse-Cassel, l'un de ses associés étrangers,
crut devoir choisir M. Bitaubé pour le remplacer. Ce nouveau titre, qui
lui donnait le droit d'assister aux séances de l'Académie, ayant
encore augmenté son attachement pour la France, il résolut, sans
cesser d'appartenir par les bienfaits de Frédéric au pays qui l'avait
vu naître, de se fixer pour toujours dans celui auquel il tenait par
son ancienne origine, et qu'il avait enrichi par ses ouvrages.
A
l'époque où M. Bitaubé publia son Homère, il s'était élevé dans
la littérature une dispute sur la manière dont on doit traduire les
poètes. Les uns prétendaient qu’ils ne pouvaient l'être qu'en vers.
Le traducteur d'Homère était trop intéressé dans la querelle pour ne
pas y prendre part : il se déclara, comme on s'y attend bien, pour les
traductions en prose. Mais cette question, depuis que nous avons en
prose tant de traductions estimées, et qu'il serait difficile de
surpasser, ne peut plus être complètement décidée que par le génie
et le talent poétiques : elle l'est déjà, au jugement des gens de
goût, en faveur de la poésie, pour la traduction, des poëtes latins ;
et elle le sera infailliblement de même pour celle des poëtes grecs,
le jour où Homère, aussi heureux que Virgile, aura pour traducteur un
poëte digne de redire ses nobles chants et d'être adopté par sa muse.
Partisan
de l'opinion que les poëtes doivent être traduits en prose, et
persuadé que le merveilleux d'invention et les fictions épiques
peuvent se soutenir sans le merveilleux du style et sans l'illusion de
la parure poétique dont la moindre prérogative est de les soustraire
au tribunal de la froide raison, M. Bitaubé ne pouvait manquer d'être
aussi partisan de poëmes en prose ; et on ne peut nier que l'Epopée,
quoique ainsi dépouillée d'une partie de ses charmes, ne conserve
encore des moyens d'intéresser et de plaire. Le poème de Joseph dont
il est l'auteur, suffirait seul pour le prouver.
Ce
sujet convenait particulièrement au goût d'un homme que nous avons vu
épris, dès sa jeunesse , de la simplicité des mœurs patriarcaux ;
qui semblait les avoir prises pour modèles de sa vie, et qui, pour les
peindre, n'avait pas besoin d'emprunter des couleurs étrangères. Il
n'y a point d'histoire plus touchante que celle de Joseph ; et la
manière grande et pathétique dont elle est racontée dans les livres
saints, ne peut se comparer à aucune autre manière de raconter : elle
na point d'art, mais elle est bien au-dessous de l'art. Il
fallait beaucoup de
courage pour oser
lutter contre un tel original. Ne devait- on pas craindre de défigurer
ce tableau sublime de naïveté, en cherchant à l'embellir, et d'en
diminuer l'effet en le chargeant de nouveaux accessoires ? D'ailleurs,
l'histoire de Joseph, composée d'un petit nombre d'événemens, et
resserrée dans le cercle étroit d'une famille, n’offrait-elle pas
plutôt le sujet d'un drame que celui d'un poëme en neuf chants ?
L'accueil que les Français et les étrangers ont fait à l'ouvrage de
M. Bitaubé, et les nombreuses éditions qu'on en a données, répondent
à ces doutes , et disent assez qu'il a su éviter les écueils dont la
route était semée et qu’il est arrivé heureusement au port.
Le
succès du poème de Joseph lui inspira le désir de tenter une plus
forte épreuve, et de composer une véritable Epopée dont le sujet,
presque tout entier de son invention, lui permit d'employer
l'allégorie, le merveilleux, les fictions de tout genre qu'il croirait
propres à donner le mouvement et la vie à son poëme ; il entreprit de
chanter la liberté dans la personne de Guillaume de Nassau, et des
héros qui, au seizième siècle , opérèrent l'indépendance .de la
Hollande.
M.
Bitaubé, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, avait commencé le
poëme des Bataves long-temps avant l'époque où il le publia en France
; des morceaux en avaient été détachés, traduits en hollandais et
imprimés lors delà révolution des Provinces-Unies; mais ce fut sous
les auspices de la révolution française que cette composition épique
s'agrandit, reçut sa dernière forme et parut en 1796. Les catastrophes
sanglantes, dont la France était devenue le théâtre, ne purent le
détourner de consacrer ce monument à la Divinité, dont il avait
failli être lui-même la victime, car le chantre de la liberté n'avait
pas été à l'abri de la fureur des hommes qu'elle avait déchaînés.
Ils lui avaient fait expier dans les prisons l'erreur d'y avoir cru, et
le crime de n'avoir pas applaudi et participé à ses excès. Quelque
douceur s'était, à la vérité, mêlée à l'amertume de sa position :
le caprice cruel de ses persécuteurs voulait le séparer de la fidèle
compagne de sa vie, de l'épouse qui s'était attachée à son sort dès
sa jeunesse et formait ici toute sa famille, et qu'on avait arrêtée
avec lui; un autre caprice de ses geôliers permit à ce couple
intéressant d'habiter la même prison et de s'aider mutuellement à
supporter le poids de leurs chaînes. Ce bonheur inespéré les remplit
l'un et l'autre d'une telle joie, que, dans les premiers momens, il
effaça presque le sentiment de leur captivité. Dès que le
gouvernement de la mort, sous lequel la France était asservie, eut
trouvé un terme dans les fureurs mêmes de ceux qui l'avaient établi,
M. Bitaubé sortit des cachots de la tyrannie avec toutes les victimes
qu'elles n'avait pas eu le temps d'immoler. Mais sa longue détention
avait encore accru l'embarras de ses affaires domestiques : il tenait
presque entièrement des bienfaits de la Prusse la modique aisance dont
il jouissait à Paris, et sa pension avait été supprimée ; il lui
restait quelques propriétés à Berlin, et toute communication avec
l'étranger était interdite. Depuis assez long-temps, il n'avait pu
subsister que par le secours de ses amis, et il tardait à sa
reconnaissance d'acquitter la dette de l'amitié. Bientôt des jours
moins orageux vinrent luire sur la France, et semblaient lui annoncer un
avenir plus tranquille; la paix fut conclue avec la Prusse ; la
pension de M. Bitaubé fut rétablie; il en toucha les arrérages
accumulés; dans un seul jour ses amis furent remboursés, et il eut le
bonheur, à son tour, de rendre à quelques-uns d'entre eux le même
service qu'il en avait reçu.
Alors aussi furent en partie rétablis par
la formation de l'Institut, les corps littéraires que la révolution
avait détruits ; et M. Bitaubé fut placé dans la classe de
littérature et beaux arts, où il a lu plusieurs dissertations sur les
deux premiers livres de la Politique d'Aristote, sur le gouvernement de
Sparte, sur Pindare, et sur quelques autres sujets de littérature
ancienne.
Un poëte célèbre de l'Allemagne (Goethe)
venait d'obtenir un succès brillant dans sa patrie , par un poëme en
vers, composé de neuf chants, auxquels il a donné peut-être un peu
trop fastueusement les noms des neuf Muses. Herman et Dorothée sont les
héros du poëme, et ces héros sont le fils d'un aubergiste et une
jeune orpheline, que les victoires de l'armée française ont forcés,
ainsi que les habitans de leur village, à s'enfuir de la rive gauche du
Rhin. M. Bitaubé, séduit par quelques imitations des formes et des mœurs
homériques, s'enthousiasme pour le poëme, ne balance pas à l'honorer
du titre d'Epopée, à comparer le poëte avec
Homère, et prétend qu'il a eu plus de difficultés à vaincre
pour traduire l'ouvrage allemand, qu'il n'en avait éprouve en
traduisant l'Iliade et l'Odyssée.
Il
paraîtra peut-être étonnant qu'un homme si rempli des beautés de ces
poëmes, n'ait pas voulu apercevoir que la simplicité de mœurs et les
détails en quelque sorte domestiques , dont ils présentent ces
tableaux si vrais et si intéressans, n'auraient vraisemblablement
jamais enchanté les Grecs, si Homère n'avait mis en scène que des
personnages vulgaires ; que ces peintures naïves qu'on aime dans la
pastorale, ne peuvent plaire dans l'Epopée que par le contraste de la
grandeur et de la simplicité, et en raison de l'élévation des
personnages que le poëte fait agir. Que Minerve fasse elle-même
avancer son char étincelant, qu'elle attelle, de ses mains divines, ses
indomptables coursiers , et leur distribue la céleste pâture ;
qu'Achille ou Hector se livrent aux mêmes soins ; ces détails, au lieu
de rapetisser les personnages, sont agrandis et ennoblis par eux. Mais
si le char de la guerre est converti en chariot, si les superbes
coursiers deviennent des chevaux de trait, si le héros qui les conduit
n'est plus qu'un aubergiste ou un campagnard, ces détails d'une
simplicité rustique produiront-ils le même effet sur l'imagination ?
Et peut-on, sans confondre les genres et sans blesser les premiers
principes du goût, vouloir élever à la dignité de l'Epopée, et
mettre en parallèle avec l'Iliade ou l'Enéide, un ouvrage dont les
élémens et l'ensemble sont si roturiers? On peut penser, sans doute,
que le plus grand charme du poëme allemand a disparu dans la traduction
française en prose, parce qu'un pareil sujet a besoin d'être soutenu
par le langage poétique ; mais, quelque idée qu'on puisse se former du
mérite de l'original, on aura peine à croire que M. Bitaubé n'ait pas
un peu trop excédé les bornes du privilège accordé aux traducteurs.
Au
moment de la nouvelle organisation donnée à l'Institut, M. Bitaubé
passa de la classe de littérature et beaux arts dans celle d'histoire
et de littérature ancienne, où il eut le plaisir de retrouver
plusieurs de ses anciens confrères de l'Académie des Belles Lettres
que le gouvernement y avait appelés; et il en a été jusqu'à la fin
un des membres les plus assidus.
Depuis
sa sortie de prison, tout avait semblé concourir à son bonheur ; il
avait recouvré son état, ses amis et sa fortune ; il avait eu, sans
l'avoir sollicite, l'avantage d’être du nombre des hommes de lettres
compris dans la première nomination des membres de la Légion D’Honneur;
aucun événement fâcheux n'avait troublé le calme de sa vie paisible
et studieuse; car on ne peut appeler de ce nom le léger embarras que
lui causa la nouvelle guerre déclarée entre la France et la Prusse ;
si elle le priva pendant quelques instans des bienfaits du monarque
prussien, ce ne fut que pour lui donner la satisfaction d'en être
honorablement dédommagé par la munificence du vainqueur d'Iéna. Mais
le plus grand des malheurs était réservé à sa vieillesse; la mort
lui enleva l'épouse respectable et chérie qui en était le soutien et
la consolation, et dont la destinée était unie à la sienne depuis
plus de cinquante ans. Il fut aisé de prévoir que le même coup les
avait frappés tous deux, et que M. Bitaubé ne pourrait survivre à
cette affreuse séparation ; il succomba en
effet moins à l'âge et aux infirmités qu'à la douleur, le 22
novembre 1808; et le même mois vit l'époux et l'épouse réunis dans
le même tombeau.