Tout a été dit sur l'Iliade : toutes les formes de
l'éloge ont été épuisées ; toutes les critiques se sont produites. La
grande figure d'Homère est restée debout, et le poëte,
tenant dans chacune de ses mains l'Iliade et l'Odyssée, les offre sans
crainte à l'admiration de la postérité.
Le premier de ces deux poèmes surtout est en
possession, depuis bien des siècles, d'une gloire que l'on peut dire
populaire.
Qu'importent les querelles des savants, les
critiques de Lamotte, oubliées aujourd'hui comme les apologies de Mme
Dacier ; les recherches érudites de Wolf ou de Grote, tendant à
contester l'individualité d'Homère et à établir l'existence de la
pléiade des Homérides !
Ce qui est certain, c'est l'existence et l'unité
de l’Iliade, avec ses innombrables beautés, et ses défauts, que nul ne
songe à nier, mais qui ne déparent pas une telle œuvre.
Sainte-Beuve a écrit les lignes suivantes
dans ses Nouveaux lundis, à propos des récits de l’Iliade : « Tout cela
(voilà le point essentiel) s'est passé avant Solon, avant Pisistrate,
avant l'ère des écrivains, de temps immémorial, à cette époque
légendaire, créatrice et spontanée, où la Muse dictait les chants à ses
favoris, devant un auditoire ému, crédule, passionné, naïf, sans
critique aucune, sans autre critérium à lui que sa curiosité et son
plaisir. »
C'est en se rappelant ces pensées si justes
que l'esprit goûte la vraie saveur de l’Iliade.
Je crois utile de rappeler en quelques mots
le sujet du poème d'Homère.
Chacun sait que Paris, un des quarante fils
de Priam, roi de Troie, enleva Hélène, femme de Ménélas roi de Sparte.
Pour venger cette injure, les Grecs confédérés vinrent assiéger la ville
de Troie. Ce siège célèbre dura dix ans, et Troie fut enfin prise et
détruite à une date que l'on fixe communément à l'an 1270 avant
Jésus-Christ. Le sujet de l’Iliade est un épisode de ce siège : l'action
entière du poème embrasse un espace d'environ deux mois. Les Grecs sont
déjà depuis neuf ans sous les murs de Troie, lorsque Agamemnon, chef de
l'armée, outrage publiquement Achille, le plus vaillant des Grecs. Dans
son ressentiment, Achille se retire sous sa tente et ne veut plus
combattre. On peut dire que toute l’Iliade se résume dans la colère
d'Achille, son abstention, le péril que sa retraite fait courir à
l'armée grecque — la mort de son ami Patrocle qu'il venge, et la mort
d'Hector qu'il immole aux mânes de Patrocle. Tels sont les principaux
faits qui remplissent une action comprise dans 24 chants, lesquels
contiennent plus de 15,000 vers.
Le plan est d'une majestueuse simplicité, et
l'œuvre est gigantesque.
J'ai entrepris de la traduire en vers
français, et je commence aujourd'hui la publication des douze premiers
chants, qui sont achevés, c'est-à-dire de la moitié de l'ouvrage ; le
reste est en préparation. J'ai conservé à chacun de ces douze chants le
titre qui lui a été donné par les savants de l'école d'Alexandrie, et je
l'ai divisé en quelques paragraphes dont la désignation permettra au
lecteur de suivre plus facilement le fil de l'action.
Bien que chaque chant fasse l'objet d'une
publication distincte, la pagination n'aura qu'une seule série numérique
pour les douze premiers ce qui permettra aux amateurs de les réunir en
un seul et beau volume.
Enfin, le format spécial que j'ai choisi
comporte un certain luxe, et j'ai limité le tirage de cette édition à un
nombre restreint d'exemplaires numérotés. J'ai voulu ainsi m'adresser
tout à la fois au lettré et au bibliophile.
Juillet 1878.