NOTICE SUR HOMÈRE ET SUR UNE TRADUCTION DE
L'ILIADE EN VERS FRANÇAIS .
Homère... que ce géant de l'épopée écrase du
poids de son génie les anciens et les modernes qui ont voulu marcher sur
ses traces !
« Il tient dans sa main droite l'Iliade, dans la gauche
l'Odyssée » et nous présente les purs modèles de la poésie antique.
Quelle est, demande-t-on souvent, la plus belle de ces
deux œuvres impérissables ? A mon avis, l'hésitation n'est pas permise.
Si l'Odyssée parle plus à l'imagination, est plus variée dans ses
images, plus fertile en incidents, l’Iliade l'emporte sur sa cadette par
la majesté, l'ampleur et l'unité.
L'Iliade est le poème épique par excellence. Il ne
chante pourtant qu'un simple épisode de la guerre de Troie : la colère
d'Achille, et ne fait que de brèves allusions au commencement et à la
fin de ces combats, qui durèrent dix ans et ruinèrent Ilion.
Lorsqu'Achille se retire sous sa tente, les Grecs
subissent des revers qui haussent le cœur des Troyens. Ceux-ci quittent
leurs remparts, descendent dans la plaine et, malgré Diomède, Ménélas,
Agamemnon, les deux Ajax, Ulysse et Idoménée, refoulent les assiégeants
vers leurs vaisseaux. Tant d'illustres guerriers sont impuissants à
triompher d'Hector. En vain les dieux et les déesses se mêlent à
l'action, supplient Jupiter; le Destin veut que le fils de Thétis soit
vengé, et le Destin l'emporte. L'émotion des dieux est ici toute
naturelle, puisque leurs fils et descendants luttent dans les deux
armées rivales ; c'est même en sauvant Enée des mains de Diomède que
Vénus est blessée par ce héros. Enfin la flamme brille sur les navires à
coque noire. Achille regrette alors son inaction et, la colère possédant
encore son âme, il couvre Patrocle de sa cuirasse et l'envoie secourir
les Achéens, qui reprennent l'offensive, mais voient bientôt succomber
Patrocle sous les efforts combinés de Phébus et d'Hector. Trois fois
retentit le cri strident d'Eacide et la bataille cesse aux derniers
rayons du jour. Le lendemain, revêtu des armes divines forgées par
Vulcain, Achille parcourt la plaine, furieux, terrible, impitoyable
jusqu'à la défaite d'Hector. L'Iliade se termine par les jeux funèbres
en l'honneur de Patrocle et par l'entrevue si attendrissante de Priam
avec le fils de Pelée.
Le discours du vieux roi est admirable, la réponse
d'Achille peint ce guerrier farouche que parvient seul à toucher le
souvenir de son père chargé d'ans, de tristesse et resté sans défense
dans Phthie devenue déserte. Le roi et Achille confondent leurs larmes,
coulant pour des motifs différents, et l'on ne peut s'empêcher d'être
ému, quand Priam s'écrie :
... « Songe aux Dieux, à ton père,
Achille; rien jamais n'égala ma misère ;
Infortuné, j'ai fait un effort surhumain :
De qui tua mon fils j'ai pu baiser la main. »
(Tom. II, p. 385).
Pour moi, les poètes grecs, et Homère à leur tête,
n'ont jamais été égalés. Depuis des siècles, on puise dans leurs
chefs-d’œuvre à pleines mains, sans tarir la source de leur richesse.
Bien inspirés furent les auteurs tragiques de tous les temps qui
demandèrent à ces colosses quelques miettes de leur table sacrée ; ils
en ont été récompensés par le succès et par les applaudissements de
leurs contemporains.
Qu'aujourd'hui encore, M. Jules Lacroix fasse
représenter à la Comédie-Française Œdipe Roi (de Sophocle), traduit en
vers nobles et sonores, et le concours empressé des Parisiens lui prouve
chaque soir qu'il n'a pas fait un vain appel à leur goût épuré. Il est
vrai que Mounet Sully est superbe dans sa Fatalité ; mais la dernière
scène des enfants est réellement arrachée au plus profond du cœur humain
et le spectateur se retire pensif, oppressé, sous le coup d'une émotion
qui l'étreint puissamment. L'histoire d'Oedipe est bien vieille, bien
connue, bien raillée ; elle n'offre la ressource d'aucune péripétie
imprévue.... et pourtant Sophocle en a fait surgir ce drame dont la
magnificence devait, au déclin de ses jours, transporter encore le
peuple d'admiration, défendre l'indépendance, l'honneur de sa vieillesse
et confondre l'impiété de ses fils ingrats.
De même pour Homère ; il atteint la perfection, parce
qu'il est simple dans son idée et parce qu'il est pathétique, sans
exagération ; il suit les traditions; il mêle naïvement, comme l'exige
la légende, le merveilleux au réel. L'ensemble du poème forme un récit
d'un intérêt soutenu et croissant. Le lecteur surpris voit, à trois
mille ans de distance, revivre sous ses yeux dans l'Iliade tout le côté
matériel de l'existence grecque à l'époque héroïque : puissance royale
très circonscrite, combats presque tous singuliers, science
physiologique, médecine, esclavage, discipline, religion, usages et
coutumes, sans oublier
les préparatifs des repas et la cuisson des viandes :
... Cependant
On vaque a d'autres soins, sur le charbon ardent
Les viandes du banquet, avec art dépecées,
Commencent à rôtir, par les dards traversées.
On dispose les mets et chacun peut enfin
Prendre une égale part aux douceurs du festin.
(Tome I, p. 53).
Ainsi, lorsqu'au pied du Vésuve on entre dans Pompéi,
reste-t-on frappé d'étonnement, en voyant ces maisons habilement
distribuées, ces temples, ces rues alignées au milieu desquelles ne
manquent ni les fontaines, ni les théâtres, ni même les quartiers
consacrés à la Vénus des carrefours. Il semble que les Romains viennent
de quitter leur villégiature préférée et non pas que la cité ait été
figée pendant dix-huit cents ans sous les cendres refroidies du volcan.
On éprouve avec Homère un sentiment analogue. Mais, si
le côté matériel nous intéresse au plus haut point, le côté métaphysique
est plus remarquable encore.
Hélas ! l'homme n'a guère varié depuis la création du
monde. Il naquit, armé de toutes pièces ; malheureusement ses conquêtes
se sont exercées sur la nature, non sur lui-même. La souveraine
puissance, qui le rivait dans les temps fabuleux à la chaîne de
Prométhée, le maintient toujours sur le roc inébranlable. Il a ravi le
feu sacré et ne saurait s'en servir; car il n'est pas parvenu à
s'affranchir des vertus et des vices qui le lient à sa condition
immuable. Tel était l'homme devant la ville de Troie, tel il est
aujourd'hui.
L'Iliade en est la preuve. Elle accuse, chez le poète,
l'intuition d'une psychologie raffinée, l'observation exacte des
appétits humains ; elle révèle une connaissance approfondie des passions
intimes (et vraies de tout temps), connaissance qui se manifeste dans
les discours d'Achille, d'Agamemnon, de Thersite et d'Ulysse tour à tour
véhéments et dédaigneux, artificieux et satyriques. Il n'y a pas jusqu'à
la faconde, jusqu'à la prolixité, jusqu'à la mémoire impitoyable du sage
Nestor qui n'offre un modèle parfait du vieillard un peu radoteur, mais
vénérable et utile au conseil.
Est-ce que ces créations, ces réflexions ne sont pas du
domaine de la plus haute philosophie ? Cherchez les mobiles qui poussent
les héros ; étudiez leurs caractères qui ne se démentent pas, caractères
bien vivants, avec toutes leurs inconséquences, avec ces alternatives de
témérité et de peur dont personne ne peut se défendre. Achille lui-même
n'est-il pas, comme un autre homme, accessible à la terreur, témoin sa
lutte contre le fils d'Anchise :
C'est en tremblant qu'Achille écarte avec sa main
Ce brillant bouclier que lui donna Vulcain.
Il croyait voir déjà la longue Javeline.
Traverser l'épaisseur, menacer sa poitrine.
(Tome II, p. 248).
Voilà comment l'Iliade se présente à nous avec ses
aspects multiples et sa belle unité d'action. Voilà comment l'Iliade
nous instruit et nous charme à la fois.
La traduction de ce chef-d'œuvre en vers français a
tenté plusieurs fois des esprits distingués que n'ont arrêtés ni la
difficulté, ni la longueur d'un travail pénible et interminable.
S'effaçant devant leur modèle, ils ont cherché à en rendre, de la
manière la plus fidèle, la pensée et les nuances délicates. Ainsi avait
compris sa tâche M. le président Larombière, lorsque s'attaquant à
Virgile et à Lucrèce il suivait pas à pas les ravissantes descriptions
des Georgiques, ou lorsqu'il luttait, non sans succès, avec le poème de
la nature. Il semble que la Magistrature prédispose à l'étude des
lettres et à l'admiration des anciens et, quand je dis : il semble, je
veux dire : il est incontestable.... Les motifs en sont trop naturels
pour que je cherche à les déduire. J'aime mieux parler du monument que
M. Barbier, procureur général à la Cour de cassation, vient d'élever à
Homère, en traduisant son Iliade.
M. Barbier n'est pas seulement un savant jurisconsulte,
occupant à juste titre l'une des plus grandes Magistratures de France.
Ses explorations fructueuses dans le domaine des Michelet, des Henri
Martin, l'ont placé depuis longtemps à la tète de la Société des études
historiques, et il est en outre un lettré, vivant dans l'intimité des
muses grecque et latine qui n'ont pour lui ni secret, ni refus. M.
Barbier s'était autrefois mesuré avec Perse et avait, dans une partie
notable, éclairci les obscurités du satyrique ; aujourd'hui, il soumet
au jugement d'un public choisi une œuvre capitale commencée, poursuivie
et achevée pendant ses loisirs laborieux que d'autres eussent consacrés
au repos, aux voyages, ou à la chasse : Trahit sua quemque voluptas.
Un mot d'abord sur le livre en lui-même. Il forme deux
volumes petit in-8° carré, de huit cents pages environ ; il a été
imprimé avec grand soin, à Amiens, par Delattre-Lenoël sur très beau et
fort papier et tire seulement à trois cents exemplaires numérotés. C'est
donc, en même temps, un livre de savant et de bibliophile. On dirait, à
première vue, que la fabrication est étrangère et que les presses de
Londres, abaissées sur du papier anglais, ont imprimé les vers bien
français de M. Barbier; mais cela n'est pas. L'auteur n'aurait jamais
pu se décider à confier son manuscrit aux vieux ennemis de la Picardie ;
tout au plus leur a-t-il emprunté un format commode et un vélin sans
défaut.
Les vingt-quatre chants ont conservé les titres que
leur avait donnés l'école d'Alexandrie ; toutefois le nouveau
traducteur, qui a respecté ces anciennes indications, les a subdivisés
en chapitres explicatifs. Je prends comme exemple le chant V, intitulé :
Exploits de Diomède. Ce chant compte maintenant sept divisions :
I. Premiers succès des Grecs ; II. Pandarus ; III.
Diomède blesse Vénus ; IV. Plaintes de Vénus ; V. Les
Troyens, avec Mars, reprennent l'avantage ; VI. Sarpedon et
Tlépolème ; VII. Mars frappé par Diomède. L'idée est
heureuse. En effet, ces paragraphes, ces rubriques nouvelles préparent
le lecteur aux scènes qui vont se dérouler et facilitent
considérablement les recherches dans cet immense poème, qui comporte
plus de quinze mille vers.
M. Barbier dépasse, à peine de vingt ou trente vers par
chant, le nombre des vers homériques. C'est là presque un tour de force
; car, si la traduction n'est pas littérale, si l'on y trouve plus
souvent une large et saine interprétation qu'une version linéaire et
servile, il faut convenir d'autre part que les moindres intentions du
poète ont été saisies et sont finement rendues. Parfois l'hexamètre
français suit l'original grec mot à mot et semble vouloir le combattre
corps à corps. Cette preuve évidente, qu'un même génie anime les deux
idiomes, m'a rappelé l'excellent traité d'Henri Etienne sur la
conformité du langage français avec le grec. Je me suis convaincu, à
nouveau, que l'illustre grammairien du XVIe siècle avait raison
d'affirmer que le français dérivait bien plus du grec que du latin.
Le traducteur a évité, autant que possible, les
répétitions souvent fastidieuses du bon Homère ; néanmoins il n'a pu se
soustraire à l'obligation de reproduire quelques doubles emplois,
surtout dans les discours, adressés par Jupiter à Iris et transmis par
elle aux héros ou aux dieux. On conçoit d'ailleurs que la messagère de
l'Olympe ne puisse et ne doive y apporter aucun changement.
Jusqu'à présent j'ai dit tout le bien que je pensais du
travail de M. Barbier, je voudrais pourtant faire ma petite critique, et
je la rencontre dans certains détails qui paraîtront, j'en suis sûr,
bien peu importants à la généralité des lecteurs. Il s'agit des
épithètes dont Homère accompagne (sans se lasser jamais) quelques mots
et quelques noms : Γλαυκωπρις
Ἁθηνη, αθανατοι Θεοι, ευκεμιδεςς Αχαιοι, αναξ ανδρων. Αγαμενων
Pourquoi la traduction change-t-elle fréquemment ces dénominations ? Je
comprendrais plutôt qu'elle les supprimât ; mais je n'aime pas beaucoup
qu'elle les modifie ou qu'elle en invente de nouvelles. Je sais bien que
Dugas Montbel a donné ce mauvais exemple et il est sans excuse,
puisqu'il écrit en prose. Quant à moi, ces épithètes me plaisent alors
même qu'elles ne varient guère. Je suis comme les gens amoureux... des
défauts de leurs maîtresses.
Sous cette réserve, que beaucoup jugeront sans doute
puérile, l'œuvre de M. Barbier est magistrale. Il y a là un labeur
immense, mené à bonne fin, avec une connaissance parfaite du dialecte
ionien, avec une persévérance, un talent et un bonheur que sauront
apprécier les amateurs de la poésie et du noble langage.
J'ai déjà, au cours de cet article, donné quelques
extraits de cette traduction remarquable. Voici, en terminant, deux
passages que je signale à l'attention des hellénistes. Ils montrent avec
quelle vigueur, avec quelle sobriété dans la première partie et avec
quelle grâce dans la seconde, M. Barbier a su rendre les adieux d'Hector
à Andromaque. Et d'abord les funestes pressentiments de l'époux :
Ces maux que j'entrevois torturent moins mon cœur
Que l'aspect d'Andromaque au pouvoir d'un vainqueur.
Quoi donc ! Un de ces Grecs, prenant dans sa main rude
Ta main, malgré tes pleurs, t'entraîne en servitude !
Il te faut, dans Argos, manier le fuseau,
A la source Ilypérée aller puiser de l'eau
Pour un maître ! Oh destin ! Oh ! cruelle contrainte !
Et l'on dira, sans doute, en entendant ta plainte :
C'est la femme d'Hector, qui mourut en héros
Sous les murs d'Ilion....
(Tome I, p. 197).
Puis, Hector élève Astyanax dans ses bras et le rend à
Andromaque, c'est la fin de cette scène touchante :
Le guerrier lui remet cet enfant bien-aimé :
La mère le reçoit en son sein parfumé
Avec un doux sourire où percent les tristesses ;
Le héros est ému, les plus tendres caresses
Accompagnent alors ses déchirants adieux....
(Tome l, p. 198).
Ai-je exagéré les qualités poétiques de M. Barbier ? Je
ne le crois pas. Dans cette versification, il n'y a à retrancher ni un
mot impropre, ni un mot familier. Que des critiques difficiles lui
reprochent une certaine sécheresse : j'en conviendrai peut-être. Mais,
je répondrai que les deux volumes ne contiennent pas une phrase banale,
pas une phrase inutile, pas un terme prétentieux : c'est là un mérite
inestimable. J'ajouterai que le style est simple, bref, nerveux et
concis, parfois d'une tendresse extrême, toujours digne du sujet et du
traducteur. Qu'il reçoive ici mes sincères félicitations ; car, il peut
dire avec Horace :
.... Exegi monumentum
OEre perennius.
Eugène PAILLET.