Notice de  E. Paillet
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Société des Amis des livres, Annuaire, 1884, p.69/86. Notice sur Homère et sur une traduction de l'Iliade en vers français, par Eugène Paillet.

 

  NOTICE   SUR   HOMÈRE ET SUR UNE  TRADUCTION   DE  L'ILIADE EN    VERS    FRANÇAIS . 

   Homère... que ce géant de l'épopée écrase du poids de son génie les anciens et les modernes qui ont voulu marcher sur ses traces !

   « Il tient dans sa main droite l'Iliade, dans la gauche l'Odyssée »  et nous présente les purs modèles de la poésie antique.

Quelle est, demande-t-on souvent, la plus belle de ces deux œuvres impérissables ? A mon avis, l'hésitation n'est pas permise. Si l'Odyssée parle plus à l'imagination, est plus variée dans ses images, plus fertile en incidents, l’Iliade l'emporte sur sa cadette par la majesté, l'ampleur et l'unité.

   L'Iliade est le poème épique par excellence. Il ne chante pourtant qu'un simple épisode de la guerre de Troie : la colère d'Achille, et ne fait que de brèves allusions au commencement et à la fin de ces combats, qui durèrent dix ans et ruinèrent Ilion.

   Lorsqu'Achille se retire sous sa tente, les Grecs subissent des revers qui haussent le cœur des Troyens. Ceux-ci quittent leurs remparts, descendent dans la plaine et, malgré Diomède, Ménélas, Agamemnon, les deux Ajax, Ulysse et Idoménée, refoulent les assiégeants vers leurs vaisseaux. Tant d'illustres guerriers sont impuissants à triompher d'Hector. En vain les dieux et les déesses se mêlent à l'action, supplient Jupiter; le Destin veut que le fils de Thétis soit vengé, et le Destin l'emporte. L'émotion des dieux est ici toute naturelle, puisque leurs fils et descendants luttent dans les deux armées rivales ; c'est même en sauvant Enée des mains de Diomède que Vénus est blessée par ce héros. Enfin la flamme brille sur les navires à coque noire. Achille regrette alors son inaction et, la colère possédant encore son âme, il couvre Patrocle de sa cuirasse et l'envoie secourir les Achéens, qui reprennent l'offensive, mais voient bientôt succomber Patrocle sous les efforts combinés de Phébus et d'Hector. Trois fois retentit le cri strident d'Eacide et la bataille cesse aux derniers rayons du jour. Le lendemain, revêtu des armes divines forgées par Vulcain, Achille parcourt la plaine, furieux, terrible, impitoyable jusqu'à la défaite d'Hector. L'Iliade se termine par les jeux funèbres en l'honneur de Patrocle et par l'entrevue si attendrissante de Priam avec le fils de Pelée.

   Le discours du vieux roi est admirable, la réponse d'Achille peint ce guerrier farouche que parvient seul à toucher le souvenir de son père chargé d'ans, de tristesse et resté sans défense dans Phthie devenue déserte. Le roi et Achille confondent leurs larmes, coulant pour des motifs différents, et l'on ne peut s'empêcher d'être ému, quand Priam s'écrie :

 

... « Songe aux Dieux, à ton père,

Achille; rien jamais n'égala ma misère ;

Infortuné, j'ai fait un effort surhumain :

De qui tua mon fils j'ai pu baiser la main. »

(Tom. II, p. 385).

 

   Pour moi, les poètes grecs, et Homère à leur tête, n'ont jamais été égalés. Depuis des siècles, on puise dans leurs chefs-d’œuvre à pleines mains, sans tarir la source de leur richesse. Bien inspirés furent les auteurs tragiques de tous les temps qui demandèrent à ces colosses quelques miettes de leur table sacrée ; ils en ont été récompensés par le succès et par les applaudissements de leurs contemporains.

   Qu'aujourd'hui encore, M. Jules Lacroix fasse représenter à la Comédie-Française Œdipe Roi (de Sophocle), traduit en vers nobles et sonores, et le concours empressé des Parisiens lui prouve chaque soir qu'il n'a pas fait un vain appel à leur goût épuré. Il est vrai que Mounet Sully est superbe dans sa Fatalité ; mais la dernière scène des enfants est réellement arrachée au plus profond du cœur humain et le spectateur se retire pensif, oppressé, sous le coup d'une émotion qui l'étreint puissamment. L'histoire d'Oedipe est bien vieille, bien connue, bien raillée ; elle n'offre la ressource d'aucune péripétie imprévue.... et pourtant Sophocle en a fait surgir ce drame dont la magnificence devait, au déclin de ses jours, transporter encore le peuple d'admiration, défendre l'indépendance, l'honneur de sa vieillesse et confondre l'impiété de ses fils ingrats.   

   De même pour Homère ; il atteint la perfection, parce qu'il est simple dans son idée et parce qu'il est pathétique, sans exagération ; il suit les traditions; il mêle naïvement, comme l'exige la légende, le merveilleux au réel. L'ensemble du poème forme un récit d'un intérêt soutenu et croissant. Le lecteur surpris voit, à trois mille ans de distance, revivre sous ses yeux dans l'Iliade tout le côté matériel de l'existence grecque à l'époque héroïque : puissance royale très circonscrite, combats presque tous singuliers, science physiologique, médecine, esclavage, discipline, religion, usages et coutumes, sans oublier

les préparatifs des repas et la cuisson des viandes :

                        ... Cependant

On vaque a d'autres soins, sur le charbon ardent

Les viandes du banquet, avec art dépecées,

Commencent à rôtir, par les dards traversées.

On dispose les mets et chacun peut enfin

Prendre une égale part aux douceurs du festin.

(Tome I, p. 53).

 

   Ainsi, lorsqu'au pied du Vésuve on entre dans Pompéi, reste-t-on frappé d'étonnement, en voyant ces maisons habilement distribuées, ces temples, ces rues alignées au milieu desquelles ne manquent ni les fontaines, ni les théâtres, ni même les quartiers consacrés à la Vénus des carrefours. Il semble que les Romains viennent de quitter leur villégiature préférée et non pas que la cité ait été figée pendant dix-huit cents ans sous les cendres refroidies du volcan.

   On éprouve avec Homère un sentiment analogue. Mais, si le côté matériel nous intéresse au plus haut point, le côté métaphysique est plus remarquable encore.

Hélas ! l'homme n'a guère varié depuis la création du monde. Il naquit, armé de toutes pièces ; malheureusement ses conquêtes se sont exercées sur la nature, non sur lui-même. La souveraine puissance, qui le rivait dans les temps fabuleux à la chaîne de Prométhée, le maintient toujours sur le roc inébranlable. Il a ravi le feu sacré et ne saurait s'en servir; car il n'est pas parvenu à s'affranchir des vertus et des vices qui le lient à sa condition immuable. Tel était l'homme devant la ville de Troie, tel il est aujourd'hui.

   L'Iliade en est la preuve. Elle accuse, chez le poète, l'intuition d'une psychologie raffinée, l'observation exacte des appétits humains ; elle révèle une connaissance approfondie des passions intimes (et vraies de tout temps), connaissance qui se manifeste dans les discours d'Achille, d'Agamemnon, de Thersite et d'Ulysse tour à tour véhéments et dédaigneux, artificieux et satyriques. Il n'y a pas jusqu'à la faconde, jusqu'à la prolixité, jusqu'à la mémoire impitoyable du sage Nestor qui n'offre un modèle parfait du vieillard un peu radoteur, mais vénérable et utile au conseil.

   Est-ce que ces créations, ces réflexions ne sont pas du domaine de la plus haute philosophie ? Cherchez les mobiles qui poussent les héros ; étudiez leurs caractères qui ne se démentent pas, caractères bien vivants, avec toutes leurs inconséquences, avec ces alternatives de témérité et de peur dont personne ne peut se défendre. Achille lui-même n'est-il pas, comme un autre homme, accessible à la terreur, témoin sa lutte contre le fils d'Anchise :

 

C'est en tremblant qu'Achille écarte avec sa main

Ce brillant bouclier que lui donna Vulcain.

Il croyait voir déjà la longue Javeline.    

Traverser l'épaisseur, menacer sa poitrine.

(Tome II, p. 248).

 

   Voilà comment l'Iliade se présente à nous avec ses aspects multiples et sa belle unité d'action. Voilà comment l'Iliade nous instruit et nous charme à la fois.

   La traduction de ce chef-d'œuvre en vers français a tenté plusieurs fois des esprits distingués que n'ont arrêtés ni la difficulté, ni la longueur d'un travail pénible et interminable. S'effaçant devant leur modèle, ils ont cherché à en rendre, de la manière la plus fidèle, la pensée et les nuances délicates. Ainsi avait compris sa tâche M. le président Larombière, lorsque s'attaquant à Virgile et à Lucrèce il suivait pas à pas les ravissantes descriptions des Georgiques, ou lorsqu'il luttait, non sans succès, avec le poème de la nature. Il semble que la Magistrature prédispose à l'étude des lettres et à l'admiration des anciens et, quand je dis : il semble, je veux dire : il est incontestable.... Les motifs en sont trop naturels pour que je cherche à les déduire. J'aime mieux parler du monument que M. Barbier, procureur général à la Cour de cassation, vient d'élever à Homère, en traduisant son Iliade.

   M. Barbier n'est pas seulement un savant jurisconsulte, occupant à juste titre l'une des plus grandes Magistratures de France. Ses explorations fructueuses dans le domaine des Michelet, des Henri Martin, l'ont placé depuis longtemps à la tète de la Société des études historiques, et il est en outre un lettré, vivant dans l'intimité des muses grecque et latine qui n'ont pour lui ni secret, ni refus. M. Barbier s'était autrefois mesuré avec Perse et avait, dans une partie notable, éclairci les obscurités du satyrique ; aujourd'hui, il soumet au jugement d'un public choisi une œuvre capitale commencée, poursuivie et achevée pendant ses loisirs laborieux que d'autres eussent consacrés au repos, aux voyages, ou à la chasse : Trahit sua quemque voluptas.

    Un mot d'abord sur le livre en lui-même. Il forme deux volumes petit in-8° carré, de huit cents pages environ ; il a  été imprimé avec grand soin, à Amiens, par Delattre-Lenoël sur très beau et fort papier et tire seulement à trois cents exemplaires numérotés. C'est donc, en même temps, un livre de savant et de bibliophile. On dirait, à première vue, que la fabrication est étrangère et que les presses de Londres, abaissées sur du papier anglais, ont imprimé les vers bien fran­çais de M. Barbier; mais cela n'est pas. L'auteur n'aurait jamais pu se décider à confier son manuscrit aux vieux ennemis de la Picardie ; tout au plus leur a-t-il emprunté un format commode et un vélin sans défaut.

   Les vingt-quatre chants ont conservé les titres que leur avait donnés l'école d'Alexandrie ; toutefois le nouveau traducteur, qui a respecté ces anciennes indications, les a subdivisés en chapitres explicatifs. Je prends comme exemple le chant V, intitulé : Exploits de Diomède. Ce chant compte maintenant sept divisions : I. Premiers succès des Grecs ;  II. Pandarus ;  III. Diomède blesse Vénus ; IV. Plaintes de Vénus ;  V. Les Troyens, avec Mars, reprennent l'avantage ;  VI. Sarpedon et Tlépolème ;  VII. Mars frappé par Diomède. L'idée est heureuse. En effet, ces paragraphes, ces rubriques nouvelles préparent le lecteur aux scènes qui vont se dérouler et facilitent considérablement les recherches dans cet immense poème, qui comporte plus de quinze mille vers.

   M. Barbier dépasse, à peine de vingt ou trente vers par chant, le nombre des vers homériques. C'est là presque un tour de force ; car, si la traduction n'est pas littérale, si l'on y trouve plus souvent une large et saine interprétation qu'une version linéaire et servile, il faut convenir d'autre part que les moindres intentions du poète ont été saisies et sont finement rendues. Parfois l'hexamètre français suit l'original grec mot à mot et semble vouloir le combattre corps à corps. Cette preuve évidente, qu'un même génie anime les deux idiomes, m'a rappelé l'excellent traité d'Henri Etienne sur la conformité du langage français avec le grec. Je me suis convaincu, à nouveau, que l'illustre grammairien du XVIe siècle avait raison d'affirmer que le français dérivait bien plus du grec que du latin.

   Le traducteur a évité, autant que possible, les répétitions souvent fastidieuses du bon Homère ; néanmoins il n'a pu se soustraire à l'obligation de reproduire quelques doubles emplois, surtout dans les discours, adressés par Jupiter à Iris et transmis par elle aux héros ou aux dieux. On conçoit d'ailleurs que la messagère de l'Olympe ne puisse et ne doive y apporter aucun changement.

   Jusqu'à présent j'ai dit tout le bien que je pensais du travail de M. Barbier, je voudrais pourtant faire ma petite critique, et je la rencontre dans certains détails qui paraîtront, j'en suis sûr, bien peu impor­tants à la généralité des lecteurs. Il s'agit des épithètes dont Homère accompagne (sans se lasser jamais) quelques mots et quelques noms : Γλαυκωπρις θηνη,  αθανατοι Θεοι, ευκεμιδεςς Αχαιοι, αναξ ανδρων. Αγαμενων Pourquoi la traduction change-t-elle fréquemment ces dénominations ? Je comprendrais plutôt qu'elle les supprimât ; mais je n'aime pas beaucoup qu'elle les modifie ou qu'elle en invente de nouvelles. Je sais bien que Dugas Montbel a donné ce mauvais exemple et il est sans excuse, puisqu'il écrit en prose. Quant à moi, ces épithètes me plaisent alors même qu'elles ne varient guère. Je suis comme les gens amoureux... des défauts de leurs maîtresses.

   Sous cette réserve, que beaucoup jugeront sans doute puérile, l'œuvre de M. Barbier est magistrale. Il y a là un labeur immense, mené à bonne fin, avec une connaissance parfaite du dialecte ionien, avec une persévérance, un talent et un bonheur que sauront apprécier les amateurs de la poésie et du noble langage.

   J'ai déjà, au cours de cet article, donné quelques extraits de cette traduction remarquable. Voici, en terminant, deux passages que je signale à l'attention des hellénistes. Ils montrent avec quelle vigueur, avec quelle sobriété dans la première partie et avec quelle grâce dans la seconde, M. Barbier a su rendre les adieux d'Hector à Andromaque. Et d'abord les funestes pressentiments de l'époux :

 

Ces maux que j'entrevois torturent moins mon cœur

Que l'aspect d'Andromaque au pouvoir d'un vainqueur.

Quoi donc ! Un de ces Grecs, prenant dans sa main rude

Ta main, malgré tes pleurs, t'entraîne en servitude !

Il te faut, dans Argos, manier le fuseau,

A la source Ilypérée aller puiser de l'eau

Pour un maître ! Oh destin ! Oh ! cruelle contrainte !  

Et l'on dira, sans doute, en entendant ta plainte :

C'est la femme d'Hector, qui mourut en héros

Sous les murs d'Ilion....

(Tome I, p. 197).

 

   Puis, Hector élève Astyanax dans ses bras et le rend à Andromaque, c'est la fin de cette scène touchante :

 

Le guerrier lui remet cet enfant bien-aimé :

 La mère le reçoit en son sein parfumé

Avec un doux sourire où percent les tristesses ;

 Le héros est ému, les plus tendres caresses

 Accompagnent alors ses déchirants adieux....

(Tome l, p. 198).

 

   Ai-je exagéré les qualités poétiques de M. Barbier ? Je ne le crois pas. Dans cette versification, il n'y a à retrancher ni un mot impropre, ni un mot familier. Que des critiques difficiles lui reprochent une certaine sécheresse : j'en conviendrai peut-être. Mais, je répondrai que les deux volumes ne contiennent pas une phrase banale, pas une phrase inutile, pas un terme prétentieux : c'est là un mérite inestimable. J'ajouterai que le style est simple, bref, nerveux et concis, parfois d'une tendresse extrême, toujours digne du sujet et du traducteur. Qu'il reçoive ici mes sincères félicitations ; car, il peut dire avec Horace :

.... Exegi monumentum

OEre perennius.

 

Eugène PAILLET.