Aucune
œuvre, dans aucune littérature, n'est plus incontestablement belle que l'Iliade d'Homère ; c'est
la peinture la plus poétique et la plus saisissante des mœurs primitives de
deux races, les Hellènes et les Ioniens, les émigrés du Septa-Sindu et les
autochtones de l'Asie mineure ; ce sont des sociétés primitives dont
l'antagonisme se manifeste aussi bien par les mœurs que par les caractères,
par l'esprit que par le sang : voilà pour le sujet, traité avec âne ampleur
et une énergie magistrales. C'est bien autre chose encore pour l'exécution !
tout ce que la poésie a d'éclat, la pensée d'élévation, le style de
variété, l'image de précision, la métaphore de justesse, les comparaisons
d'exactitude se rencontre avec une profusion merveilleuse chez l'auteur de ce
poème, éternel modèle du simple et du grand, du noble dans les sentiments et
du vrai dans la nature, On ne .peut trop admirer cet art sublime appliqué avec
tant de supériorité au récit quelquefois barbare des actes excessifs de
héros violents, dans le cœur desquels bouillonnent et éclatent ces passions
humaines, toujours les mêmes, malgré
l'accumulation des âges et le progrès des civilisations.
Qu'est-ce
qui fait Homère si grand, sinon cette pénétration du cœur humain,
cette peinture de l'homme tel qu'il l'ut, tel qu'il est, tel qu'il sera? De ce
poème des colères et des vengeances d'une race contre une autre, naissent les
vertus de l'héroïsme et de la nationalité, où la patrie et son amour,
la famille et son dévouement, sont les fruits consolateurs de la guerre,
désastre use. Le poète a seul, par l'élévation de sa pensée, par la pureté
de son cœur, dégagé d'une lutte barbare une morale sévère, noble
et généreuse. Son imagination a créé des épisodes variés où se
développent de grands caractères ; son sentiment religieux a fait jaillir de
l'intervention des Dieux une lumière éclatante. Que ces Dieux ne soient que
des illusions, que cet empyrée ne contienne que des hommes divinisés,
qu'importé ! C'est toujours un coup d'aile vers les cieux, c'est un
prolongement de la vie, un agrandissement de l'âme, c'est l'idéal conçu et
réalisé. Voilà ce qui fait de ce poème la première œuvre grandiose de la
Grèce, le premier chant sublime des Hellènes, l'épopée d'un peuple. Et
cependant l'auteur en est contesté par la science contemporaine !
C'est
le sort des grandes œuvres d'absorber la gloire de leurs auteurs. Si l'on en
croit Vico et quelques critiques modernes, Homère n'a jamais existé. Les uns
veulent que l'Iliade ne soit qu'une suite de chants épars, reliés, comme
respect de certaines traditions, par un groupe de grammairiens, au siècle des
Pisistrates ; d'autres ne traitent ce sujet si bien choisi, cette action si
admirablement pondérée, ces épisodes si bien rattachés à l'ensemble, ces
caractères si logiques, ces personnages si conformes à eux-mêmes dans le
langage comme dans l'action, ce plan merveilleux en un mot, que comme une
rencontre heureuse ou comme l'inspiration d'un scribe habile. Qu'importent à
ces fantaisistes de l'érudition leurs blasphèmes pédantesques, contre un
chef-d'œuvre de conception, et de composition. Pour eux, c'est le hasard pur
qui a formé celte adhérence éphémère, semblable aux nuées du Ciel ou aux
flots de l'Océan.
Certes !
depuis le temps immémorial où l'on lait des suppositions injurieuses à la poésie,
on serait tenté de prendre cette dernière comme la plus naïve et la plus
ridicule à la fois. Et bien ! l'on se tromperait du tout au tout. Il existe
chez les Indous deux poèmes religieux et guerriers à la fois, entremêlés de
combats et de prières, de désespoirs et de triomphes, poèmes qui suivent tout
un peuple à travers ses vicissitudes, ses dangers, ses défaillances, pour
l'amener finalement à la victoire, et dont les auteurs sont aussi contestés
dans leur personnalité qu'Homère par certaine école. Valmiki, l'auteur très
probable de Râmayana, ne passe réellement que pour soit copiste : Vyasa, dont
le nom malheureusement signifie collecteur n'est, pour beaucoup d'indianistes,
qu'un compilateur qui a rassemblé les feuilles
éparses
de Mahabaratta : Dijecta membra poetœ. L'envie est tellement inhérente au cœur
de l'homme qu'on jalouse même les œuvres de l'esprit, et qu'on tente de faire
disparaître dans la fumée de sa gloire le génie humain dont la lumière se
répand sur le monde. On ne peut pas détruire l'Iliade, mais on cherche à en
annuler l'auteur; on accepte le Râmâyana
comme le chef-d’œuvre de la langue sanscrit mais on oublie
le poète, ou on le restreint au rôle obscur de copiste.
Quelle
que soit, du reste, la destinée analogue d'Homère et de Valmiki, il est encore
entre eux un l'apport plus étrange et plus direct : ils ont traité le même
sujet, et leurs compositions se ressemblent à tel point que l'on serait porté
à croire que l'une est la fille de l'autre. N'est-il pas singulier, en effet,
que des deux parts la cause de la guerre soit l'enlèvement d'une femme, et que
le centre des combats soit autour d'une ville assiégée ! Qu'on nous
permette quelques développements à l'appui de ce que nous venons d'avancer, et
peut-être sera-t-on frappé comme nous de cette analogie singulière. Quelles
que soient du reste les dissemblances que nous ferons saillir dans notre
analyse, il n'en sera pas moins curieux de remarquer que l'élément féminin
joue des deux côtés un rôle identique, et que le siège d'une ville soit nécessaire
dans l'un et l'autre poème pour relier les épisodes et commander l'action.
Seulement, si l'âge de l'Iliade peut être fixé plus ou moins exactement par
la chronologie, l'âge du Râmâyana n'a pas la même chance, et se perd au fond
d'une histoire qui n'a jamais déterminé aucune date sérieuse. Aussi nous
semble-t-il impossible d'accorder la priorité à l'une ou à l'autre des deux
compositions.
Certains
critiques ont voulu trouver dans le Râmâyana l'Odyssée et l'Iliade à la
fois. Dans la fuite de Rama, dans ses pérégrinations à tracera la péninsule
Indoustanique, ses forêts profondes, ses steppes sauvages, ses monts
rocailleux, son fleuve infranchissable, au milieu de tant de périls et de
souffrances, sous la persécution de tant de génies malfaisante qui prennent
toutes les formes pour combattre les héros, on a cru à un Ulysse primitif,
cherchant une Ithaque introuvable. Mais loin d'être le retour à la patrie,
c'est de l'exil qu'il s'agit pour Rama. Accablé sons l'injuste condamnation de
son père, lui, l'aîné de la famille des Raghuid, lui, l'héritier présomptif
de la couronne d'Ayodhia, la ville sainte, l'Aoude moderne, il s'enfonce dans
l'inconnu, dans les déserts; la
hache à la main, suivi d'un de ses frères, Lakshmana, et de sa bien-aimée
Sita, tendre autant que courageuse compagne ; il se fraya un chemin au
centre des fucus, des grandes herbes, des lianes et de ces arbres gigantesques,
dont les branches tombantes reprennent racine dans le sol et forment
d'inextricables et ténébreux massifs. Son but est de s'éloigner de plus en
plus des hommes, et de vivre en ascète, dans une retraite inabordable, où rien
ne troublera ses religieuses méditations. Qu'y a-t-il là qui ait un rapport
réel avec l'Odyssée ? Ce sont, les deux parts, des aventures diverses, mais
sans aucune ressemblance entre elles. C'est un surnaturel, acceptable chez le
poète grec, exorbitant chez le poète indien. Ce dernier, en effet, semble
avoir déguisé sa pensée, outré ses caractères, poussé son imagination
jusqu'au delà de l'admissible, pour mieux détourner toute application de son
sujet à des événements historiques, pour mieux éloigner toute allusion à
des croyances respectées. Une fois ce parti pris dans la première moitié de
son œuvre, Valmiki est contraint de la maintenir dans la seconde, qui, celle-là,
peut paraître la mère ou la fille de l'Iliade. Valmiki va même plus loin dans
sa fable : il donne pour alliés à Rama des singes, et pour adversaires, des
démons. Or, ces prétendus singes sont en réalité des peuplades Je race
jaune, disséminées dans les Monts Gâtes et dans l'Inde occidentale, et ces
démons, des nègres de l'île Ceylan. Cherchons maintenant par où se
rapprochent et s'éloignent Homère et Valmiki. Les nègres de Ceylan faisaient
de nombreuses incursions sur le continent; ils allaient en maraude, pillant,
brûlant, saccageant. Un jour ils parviennent jusqu'à la grotte de Rama,
pendant qu'il chassait avec son frère, y trouvent la belle Sita, et
l'enlèvent, malgré sa défense et ses cris. Elle est destinée au sérail de
Ravana, l'empereur tout puissant des Nègres, qui habite dans Lanka, ville
superbe, le plus magnifique des palais. C'est donc le rapt, non d'une femme
adultère comme Hélène, mais de la plus fidèle des épouses, qui va amener
les combats sous les murs de l'Ilion indienne. Il faut avouer que la cause de la
guerre dans le Râmâyama est plus morale que dans l'Iliade ; en revanche le
farouche Râvana, qui mène la vie orgiaque et barbare des sultans les plus
méprisables, est bien loin d'avoir la grandeur vénérable de Priam. Cependant
il a un frère aîné, qu'il a dépossédé, mais dont les vertus lui ont
pardonné son crime, et dont les conseils et les armes sont la meilleure
défense de la cité assiégée par d'innombrables ennemis. Est-ce là un
Hector, transformé en sage, mais non moins vaillant que sage? Les enthousiastes
de Valmiki le proclament hardiment ; la critique indépendante en doute, et
constate que rien, dans l'intérieur de Lanka, ne rappelle la famille de Priam
et la majesté de ce patriarche royal.
Du
reste, il y a bien plus de ressemblance entre les héros Hellènes et ceux de
l'armée de Rama qu'entre les habitants de Lanka et ceux d'ilion. Une parité
vraiment singulière s'établit là entre les deux récits épiques, et se
produit de part et d'autre par un semblable dénombrement. On rencontre dans le
Râmâyana les mêmes personnages que dans l'Iliade; ces contrastes, si bien
entendus chez Homère au profit du drame, dans la diversité des caractères, se
présentent chez Valmiki avec moins d'art, mais avec autant de préoccupation.
Nous voyons défiler tour à tour sous nos yeux, à la tète d'un plus ou moins
grand nombre de soldats, un Agamemnon, un Achille, un Patrocle, un Ulysse, un
Nestor, un Ajax, un Diomède, un devin et même un médecin. C'est le même
groupe de héros, avec des natures vraiment humaines chez Homère,
ultra-fantastiques chez Valmiki. Tout est grossi, exagéré, monstrueux chez le
poète indou ; tout est naturel et sensé chez le poète grec. Mais la
ressemblance n'est pas moins saillante dans la principale idée du poème que
dans les éléments du drame.
Il
ne faudrait pas s'exagérer pourtant l'identité complète des doubles héros
que nous venons d'énumérer. Assurément Sougrîva, l'émir des tribus
innombrables de la race jaune, est un chef de chefs, qualifié par Valmiki de
roi des rois, comme Homère qualifie Agamemnon d'anax anaklôn. Comme Agamemnon,
Sougrîva est un despote, plein d'orgueil et d'arrogance; mais il ne va jamais
jusqu'à outrager Rama, le véritable Achille de l'épopée indoue. Rama, le
seul blanc avec son frère Lakshmana, au milieu de toutes ces troupes d'une race
inférieure. Rama est fier et invincible comme Achille, mais n'a rien de son
emportement, et surtout de sa longue abstinence des combats. Quant a son frère,
ce n'est vraiment pas un Patrocle, puisque loin d'être vaincu il triomphe avec
son aîné, en combattant auprès de lui. Par exemple, Hanôumat dans le Râmâyana
est un véritable Ulysse ; c'est lui, le plus prudent elle plus éloquent des héros,
brillant davantage encore dans les conseils que dans les combats, qui est
chargé de toutes les missions difficiles et dangereuses, et qui s'en lire avec
autant de bonheur que d'adresse. Le Nestor indou est aussi un sage guerrier,
dont le poids des années n'accable ni l'esprit ni le courage, qui parle avec
autant de noblesse que son prototype, et invoque sans cesse le souvenir des
héros auprès desquels il a combattu dans sa jeunesse. Quant à Ajax, fils de
Télamon, et à Diomède, on trouve leurs hautes qualités, leur vigueur dans le
combat, leur persévérance dans la lutte, réunies dans le célèbre Angada,
qui possède à la fois la ténacité de l'un et la témérité de l'autre.
Restent le devin et le médecin : le Chàlcas indou joue dans le Râmâyana un
rôle aussi effacé que celui de l'Iliade. Au contraire, Soushéna, celui dont
la science médicale trouve des remèdes pour tous les maux, prend un soin
presque toujours suivi de guérison de tous les blessés qu'on lui amène. Il
est le fils du médecin même des dieux, de même que Machaon et Podalire se
disent nés d'Esculape.
D'autres
ressemblances évidentes se rencontrent dans l'intervention des dieux chez les
deux poètes qui nous occupent. Seulement, si dans l'Iliade, les habitants de
l'Olympe descendent sur la terre pour combattre en faveur de ceux qu'ils
protègent, dans le Râmâyana, au contraire, ils se contentent de leur donner
de célestes avis et de diriger leurs bras dans la bataille. Enfin des rapports
nombreux peuvent se remarquer entre les deux Olympes, et plusieurs héros du
Râmâyana sont fils des dieux, comme dans l'Iliade.
Les
amateurs d'analogie quand même pourraient pousser fort loin cette comparaison :
quant à nous, nous n'avons voulu vous soumettre que l'état de la question;
nous nous bornons à indiquer ans investigations de la science littéraire un
point sur lequel elle ne s'est pas encore exercée. M. Hippolyte Fauche, en sa
qualité de traducteur en français du poème sanscrit, et M. Eichhoff, dans son
beau livre sur la poésie héroïque des Indiens, lequel écrivain a translaté
en vers latins d'une exactitude merveilleuse les passages les plus remarquables
du poème qu'il appelle la Râmaïde, ces deux célèbres indianistes ont seuls
jusqu'à présent dénoncé quelques-unes des analogies sur lesquelles nous
venons d'appeler votre attention, en accordant, à tort peut-être, l'avantage
de la priorité à Valmiki sur Homère, et, à coup sûr, en donnant le pas à
la poésie indienne sur la poésie grecque. Nous n'avons pas ici à vous
analyser ce poème gigantesque de Valmiki, mais supposez un récit de quarante
huit mille vers, le double des poèmes d'Homère, plein de discours sans fin, de
paysages énormes, de combats fantastiques ou l'on joute à la fois, sur la
terre, sur les mers et dans les nues, où des hommes transformés en singes
combattent des démons qui ont autant de bras que Briarée, et une double face
comme Janus, où des prodiges de toute sorte se succèdent sans interruption,
où la nature se prête à toutes les extravagances d'une imagination
déréglée; pénétrez, si vous le pouvez, dans ce dédale de poésie, aussi
inextricable parfois qu'une forêt vierge de l'Hindoustan, et vous reconnaîtrez
qu'il n'est pas possible de comparer une pareille composition, remplie
d'ailleurs d'interpellations, de parties redoublées, de discours rallonges,
d'accroissements de toutes sortes, avec ce chef-d'œuvre primordial, dont l'unité
est si frappante, les détails si vraisemblables; l'intérêt si progressif, le
sens humain si profond, le naturel si sensible, et qu'on nomme l'Iliade.
Qu'importé que dans l'œuvre transformée, violée, gâtée de Valmiki,
apparaissent tout-à-coup un épisode délicieux, une scène touchante, un
caractère bien suivi, une belle pensée, un beau vers, qu'importé qu'il s'en
exhale à son honneur une morale toujours pure et généreuse, il ne lui manque
pas moins ce principe de toute littérature, le bon sens. Aussi, entre les deux
poèmes, la palme poétique n'est-elle pas difficile à accorder; la priorité
seule reste une énigme.
Ce
qui caractérise Homère, c'est la force, la clarté, la simplicité. Les mêmes
qualités étaient nécessaires à son traducteur, et nous les trouvons dans M.
Barbier. Aussi, lisez avec suite les douze chants qu'il a déjà publiés,
laissez-vous entraîner par l'énergie du vers, laissez-vous conduire jusqu'au
bout par ce flambeau dont la lumière ne vacille jamais, ne vous étonnez
parfois ni de la rudesse de l'épithète, ni de la naïveté de l'expression, et
vous percevrez le sentiment général et vrai de la poésie, homérique. Cette
mâle harmonie, cette grâce sévère, ce langage noble sans apprêts, celte
élégance suprême sans afféterie, cette puissance d'une parole ferme et nette
qui se prèle à toutes les variétés de la pensée, ce charme qui dans Homère
naît du simple, M. Barbier en a rendu l'ensemble, succès bien précieux
déjà. Grâce à sa rime sonore, à ses coupes de vers hardies quoique
modérées, à la propriété de ses termes, à la fidélité de sa traduction,
à tout ce détail
laborieux qui a vaincu le travail à force de l'assouplir, grâce surtout
à l'acier de soit style, à son ciseau de sculpteur poétique qui creuse si
profondément, à toutes ces qualités indispensables en face du géant épique
dont il voulait mesurer la taille, M. Barbier a pu réussir les parties comme il
a réussi le tout. Est-ce à dire qu'il n'ait jamais bronché dans cette lutte
continue ? nous ne le chercherons pas : ce serait-là œuvre de pédagogue aussi
inutile que fastidieuse. Et d'ailleurs, si le grand poète grec s'endort
parfois, son traducteur peut bien s'assoupir un instant en face de certaines
défaillances du génie. Toujours est-il que, dans cette interprétation
modèle, vous êtes à la fois impressionné par l'ensemble et satisfait par les
détails, voilà un mérite que personne ne peut contester à M. Barbier.
Ses
prédécesseurs modernes dans ce labeur si difficile, MM. Aignan et Bignan ne
nous ont donné que des imitations plus ou moins brillantes du plus colossal des
poètes de l'antiquité. L'un est un rhétoricien, l'autre un académicien,
voilà tout. M. Aignan a délayé Homère, lui prêtant toute la pompe de son
temps, une noblesse tendue, une élégance précieuse, une pureté égale et
enluminée, contre-sens aussi faux que fatigant. M. Bignan, meilleur helléniste
sans doute, plus prés du sens, plus consciencieux, s'est souvent laissé
entraîner à sa facilité de versification, amplifiant au lieu de servir le
texte, jetant sur la nudité chaste et belle de l'Iliade un manteau de velours
brodé d'or, qui la déguise en voulant l'orner.
Il
n'y a pas jusqu'au mélancolique auteur de la chute des feuilles qui n'ait voulu
constater son admiration pour Homère par quelques efforts personnels, par la
traduction en vers de quelques chants de l'Iliade. Noble tentative !
pardonnable illusion ! ce n'était pas la plume discrète de Millevoye qui
pouvait rendre dans toute son énergie ces combats par la parole comme par
l'épée qui remplissent l'épopée grecque. On rencontre trop souvent dans
Millevoye une élégance molle qui engourdit l'esprit, tout en flattant
l'oreille, une monotonie parée, qui plaît dans certains détails, mais qui
lasse dans l'ensemble, qui serait un charme dans un poème d'amour, qui n'est
qu'un contre-sens dans un poème de guerre. Et pourtant la rime est riche, la
cadence harmonieuse,
le vers coulant, le style par ; ces qualités réelles seraient appréciées
partout ailleurs que dans une traduction de l'Iliade, et ne font là que
féminiser des caractères farouches, embellir une nature abrupte, farder la
ressemblance au lieu de la faire saillir.
Sont-ce
la, du reste, des fautes qui n'appartiennent qu'à nos trois écrivains ?
Assurément non ! C'est à la poésie de leur époque qu'il les faut reprocher,
à celle de 1805, comme à celle de 1828. En ce temps là, tout était guindé
et emphatique, on avait beaucoup gardé du XVIII siècle, où l'on arpentait le
théâtre sur des brodequins-échasses, où l'on jouait la tragédie avec des
plumets, où le moindre discours se prononçait avec solennité. L'horreur du
mauvais goût faisait fuir le mot propre : on ne comprenait rien au naturel
grandiose, à l'allure franche et hardie de la Muse primitive. Il fallait
l'habiller des falbalas de la rhétorique moderne : on ne la supportait qu'à la
mode du jour. De là ces trahisons, comme on dit en Italie, de là ces versions
gonflées et redondantes de Bitaubé en prose, de Rochefort en vers; et, plus
lard, cet embarras de M. Bignan, n'osant complètement rompre en visière avec
la forme applaudie de Marchangy et de Baour-Lormian.
Il
n'en est pas de M. Barbier ; mais, pour prendre le parti qu'il a adopté,
l'audace ne suffisait pas, il fallait venir à l'heure où toutes les méthodes,
toutes les manières sont acceptées, du moment que le talent les couronne. Il
fallait aussi posséder en soi ce sentiment du vrai, cet amour du beau, cette
compréhension de l'idéal, et les goûter et les voir dans la composition comme
dans l'exécution de ce poème souverain, qui commence et domine toute poésie.
Brisant, avec tous ses prédécesseurs, M. Barbier est retourné à la source
même de la poésie homérique, c'est-à-dire au texte grec, et ne le quittant
pas un instant, il a lutté avec lui pour rendre dans toute sa verdeur cette
poésie dédaigneuse de tout ornement inutile, et qui pourtant varie infiniment
ses couleurs. Rappelez-vous ces comparaisons si nombreuses, si diverses, si
exactes, reposant l'esprit du tumulte des batailles par le calme des moissons,
mêlant à la pourpre du sang la pourpre des fleurs. C'est dans ces endroits
difficiles que nous reconnaissons surtout l'habileté du traducteur, aussi
concis quoique aussi coloré dans ses vers français qu'Homère dans ses
hexamètres grecs. Enfin il n'a recalé devant aucune des expressions violentes,
ni des invectives
sauvages des héros de l'Iliade, et il ne leur a jamais cherché ces
équivalents de prétendu bon goût qu'estimait à tort le siècle passé :
c'est là un mérite et une résolution qu'il faut applaudir. Pour prouver
maintenant que nos éloges n'ont rien d'exagéré, nous demandons la permission
de mettre en regard quelques passages de la traduction de M. Barbier avec celles
de ses prédécesseurs, dont l'un, M. Aignan, fut membre de l'Académie
française, dont l'autre, M. Bignan, fut l'honneur de la Société
Philotechnique, dont le troisième, Millevoye, est un poète adopté par tous.
La fuite était audacieuse; voyons maintenant comment M. Barbier l'a soutenue.
Un
des passages les plus gênants pour les amateurs de ce bon goût qui n'admettait
chez les héros, dans leurs luttes de paroles, que de nobles expressions et des
accents de colère mitigés par l'art, est la dispute d'Agamemnon et d'Achille.
On peut la prendre comme point de comparaison; mais pour bien faire saisir la
différence des diverses traductions, permettez-nous cette fois seulement de
vous donner le mot à mot collégial. Le premier mot de l'invective
est presqu'intraduisible, ce ne peut pas être ivrogne, ou abruti par le
vin, mais une injure dont le sens avait été modifié par l'usage, du temps
même d'Homère, quelque chose comme furieux, violent ainsi qu'un homme pris de
vin. M. Barbier a bien fait de passer ce mot dangereux. Continuons : « 0
furieux, aux yeux de chien, au cœur de cerf, jamais tu n'osas t'armer en guerre
et aller en embuscade avec les premiers des Achéens, cela t'aurait semblé la
mort. Sans doute, il est beaucoup mieux, à travers la vaste armée des
Achéens, d'enlever les présents à quiconque te contredit. Tu es un roi qui
dévore tes peuples, parce que tu règnes sur des hommes de rien; car autrement,
Atride, aujourd'hui tu aurais insulté pour la dernière fois. Mais je te le
dirai, et de plus je jurerai un grand serment : oui, par ce sceptre !... »
Voici
maintenant comment le premier traducteur, Rochefort, alanguit et alourdit les
imprécations d'Achille :
«
Roi d'orgueil enivré, dont l'audace perfide
« Joint
aux yeux d'un lion le cœur d'un cerf timide,
« Toi,
qui ne vit jamais dans le camp des combats
« T'exposer
avec nous et guider tes soldats.
« Lâche,
tu crains la mort, et le danger t’étonne;
« Ah
! sans doute, il vaut mieux, tranquille sur ton trône,
« Nous
laissant, pour toi seul, voler à l'ennemi,
«
Dans tes ressentiments dépouiller un ami.
« Tyran,
qui le nourris du sang de tes esclaves,
« Tu
vois leur lâcheté, sans crainte tu les braves;
«
Si de l'honneur encore ils connaissaient les droits,
« Tu
les aurais bravés pour la dernière fois.
« Mais
entends le serment que prononce ma bouche :
« Parce
sceptre sacré, ce sceptre que je touche... »
Millevoye,
plus poétique, esquive les difficultés, mais en affaiblissant le tout:
«
Mortel audacieux et timide à la fois !
« Mortel
ivre d'orgueil ! Parle, où sont tes exploits ?
« Déployant
tour à tour la valeur et l'adresse,
«
A quelques grands combats as-tu guidé la Grèce ?
« Non,
dévorer son peuple et frustrer ses rivaux,
« Voilà
du roi des rois les glorieux travaux !
« Vous
qu’il ose opprimer, Grecs ! sans votre indolence
« Ce
jour eût éclairé sa dernière insolence ;
« Mais
j'en fais le serment formidable et sacré :
« Je
jure par ce sceptre à jamais révéré,... »
Sauf
son second vers, hardi et heureux, M. Bignan n'a fait, comme les autres
traducteurs, qu'une pâle imitation du plus énergique des morceaux :
«
0 monarque enivré d'orgueil et de dédain,
« Insolent
comme un dogue et lâche comme un daim
« Vers
de secrets périls, aux champs de la vaillance
« Jamais
de tes guerriers tu n'as guidé la lance;
« Car
le moindre danger te semble le trépas,
« Et
dans ce vaste camp que tu ne défends pas,
« Lorsqu'un
de tes rivaux blâme tes injustices,
« Tu
ravis sans pudeur le prix de ses services.
« Roi,
bourreau de ton peuple avili sous tes lois,
« Tu
m'auras outragé pour la dernière fois.
«
Oui, d'un serment fatal le nœud sacré m'engage :
« Par
ce spectre puissant……
Il
nous suffit de citer le même passage rendu par M. Barbier, pour montrer son
incontestable supériorité sur ses rivaux :
«
Cœur de biche, œil de chien, dit-il, tu n'aimes guère
«
Te mêler aux périls de la sanglante guerre :
«
Parmi les chefs vaillants on ne l'aperçoit pas
«
Aux postes dangereux... tu crains trop le trépas.
«
Ah ! dans le camp des Grecs c'est plus aisé, sans doute,
«
De voler le butin d'un rival qu'on redoute.
«
Tu dévores ton peuple... Il est heureux pour toi
«
Car tu serais déjà puni de ton injure :
«
Mais retiens ce serment : par mon sceptre je jure...
Il
est évident par cette citation que M. Barbier est à la fois plus exact et plus
vrai que tout autre traducteur. Voyez aussi en quels termes concis et vigoureux
il a rendu la belle invocation d'Agamemnon au troisième chant de l'Iliade :
« Père
du monde, assis sur les sacrés sommets
« Et
toi, dont l'œil ardent ne se ferme jamais,
« Toi,
Soleil, qui vois tout, Terre, Fleuves rapides,
«
Et vous, Dieux des enfers, la terreur des perfides,
« Soyez
tous les témoins, les garants du traité ! ... »
Pourrait-on
préférer à ces vers si simples la délayante harmonie de Millevoye :
«
0 Jupiter, dit-il, ô père des humains,
« Dominateur
d’Ida, puissant, auguste, immense
«
Soleil, qui, depuis l'heure où ta course commence
«
Jusqu'à l'heure où ton char se plonge dans les mers,
« Peux
tout voir, tout entendre en ce vaste univers !
« Fleuves,
Terre sacrée ! et vous, pâles déesses,
« Du
parjure, aux enfers, terribles vengeresses !
« Je
vous preds à témoins du serment prononcé…
Et
le commencement du combat au chant quatrième que traduit ainsi M. Barbier :
«
Sur le champ de bataille avec rage emportés
« Les
groupes ennemis soudain se sont heurtés.
« Lances
et boucliers se croisent, se confondent;
« Le
tumulte est partout; des flots de sang inondent
« Le
sol rougi... l'on peut entendre dans les rangs
« Les
clameurs du triomphe et les cris dos mourants.
« Quand
des torrents fougueux les eaux amoncelées
« Roulent
avec fracas dans le creux des vallées,
« Du
haut des monts le paire écoule avec terreur
« Les
bruits retentissants des ondes en fureur :
« C'est
ainsi que les bruits de la lutte sanglante
« Et
les cris du combat ont semé l'épouvante...
Cette
facture si mâle du vers de M. Barbier n'est-elle pas bien supérieure au
cliquetis sonore de Bignan ?
« On
s'approche, on se mêle, on s'excite, on combat.
« L'airain
entrechoqué jette un lugubre éclat.
« Parles
casques frappés, les casques resplendissent;
« Sur
les boucliers ronds les lances rebondissent.
« Des
vainqueurs, des vaincus les sinistres accens
«
Eclatent furieux, se traînent gémissans.
« Des
morts et des mourans la foule s'amoncelle,
« Et
leur sang confondu sur la terre ruisselle,
« Les
cris des combattants tonnent de tous côtés :
« Ainsi
du haut des monts deux torrens emportés,
« S'échappant
avec bruit de leur profonde source,
« Dans
le creux des ravins précipitent leur course,
« Tandis
que le berger, en frissonnant d'horreur,
«
De loin entend rugir leur rapide fureur.... »
Nous
croyons inutile de prolonger ces comparaisons toujours à l'avantage de M.
Barbier ; contentons-nous de citer comme particulièrement réussi, le combat
d'Ajax et d'Hector au huitième chant, l'ambassade auprès d'Achille, et cette
admirable comparaison que nous copions toute entière pour justifier nos éloges
sur la flexibilité et l'énergie du style du traducteur :
«
Quand, dans un jour d'hiver, la neige tombe épaisse ;
« Quand
Jupiter en a déchaîné les amas
«
Et qu'il verse à grands flots sur l'homme les frimas,
« La
neige couvre tout, la cime des montagnes,
« Les
lotus, les sillons tracés dans les campagnes ;
« Elle
vient envahir jusqu'aux bords de la mer
« De
ses flocons, que baise et fond le flot amer;
«
Sur la terre bientôt il n'est point un espace
« Qui
ne soit enfoui sous un linceul de glace :
«
Non moins pressés les traits volaient de toutes parts ;
«
Un tumulte effrayant régnait sur les remparts...
Enfin,
nous avons en français une Iliade réelle, avec sa couleur particulière, son
cachet spécial, sa simplicité, sa lumière, sa grandeur ! Rien de factice,
rien de gazé, rien de raffiné, rien de convenu, rien de faux ; la nature
primordiale avec toutes ses âpretés mêlées de tant de grâce, avec tontes
ses rudesses adoucies par les émotions les plus naïves ; la nature brusque,
violente, sauvage, et tout à coup sensible, aimable et gaie ; tous les
contrastes de l'humanité, les gémissements et les rires, des cruautés et des
tendresses. L'Iliade, cette véritable épopée, a épuisé d'un coup le cœur
humain : toutes les passions y éclatent à la fois, l'orgueil, l'ambition, la
colère, la vengeance, la haine et l'amour; toutes les nuances dé l'esprit s'y
rencontrent à profusion, l'exaltation, l'ironie, la franchise, la finesse,
l'impétuosité, l'adresse, toutes servies par l'éloquence ; la diversité des
caractères y contribue à la marche de l'action, le téméraire et le prudent,
l'audacieux et le temporisateur, l'emporté et le flegmatique, le sage et le
fou. C'est un monde, ou plutôt c'est le monde, c'est la vie reproduite par le
génie, créateur dans la pensée comme Dieu dans la matière. Après cette
épopée, il n'y a plus que les âges, les mœurs, les faits qui peuvent différer,
l'homme reste tel quel. Aussi tous les poètes sont-ils venus puiser à cette
source suprême; aussi tous les poèmes épiques ont-ils plus ou moins de
ressemblance avec l'Iliade.
Et
maintenant, accourez de tous les siècles et de toutes les nations, critiques,
commentateurs, scholiastes, grammairiens, rhéteurs, linguistes, et tout ce que
le monde a produit de pédants, discutez, divisez, disséquez le poème, niez
l'auteur dans sa personnalité; toutes vos paroles sont vaines, et ne valent pas
une bonne traduction. Vous avez beau faire, vous ne diminuerez ni l'œuvre, ni
l'homme; votre scalpel infime restera à jamais impuissant contre le marbre
homérique. Un instant vous vous croyez ingénieux et vainqueurs ; mais dans la
postérité le mendiant de Smyrne devient roi, ses rapsodies des chefs-d'œuvre,
son poème dispersé le plus logique des drames : l'unité naît de la
diversité, prodige intellectuel que l'histoire est incapable d'expliquer, mais
que l'admiration littéraire comprend et applaudit, surtout avec une version
fidèle. En effet, qu'est-ce qui lit la Bible en Hébreu ? Personne. Qu'est-ce
qui goûte Homère dans l'original ? De rares privilégiés. Remercions donc une
dernière fois M. Barbier de nous l'avoir offert dans toute sa sincérité, dans
toute son originalité, et engageons-le bien vivement à nous tenir sa promesse
des douze derniers chants.
JULES DAVID.