Je veux parler
maintenant de l'un des hommes les plus importants, je ne
dirai pas seulement de la caricature, mais encore de l'art
moderne, d'un homme qui, tous les matins, divertit la
population parisienne, qui, chaque jour, satisfait aux
besoins de la gaieté publique, et lui donne sa pâture. Le
bourgeois, l'homme d'affaires, le gamin, la femme, rient et
passent souvent, les ingrats! sans regarder le nom. Jusqu'à
présent les artistes seuls ont compris tout ce qu'il y a de
sérieux là-dedans, et que c'est vraiment matière à une
étude. On devine qu'il s'agit de Daumier.
Les commencements
d'Honoré Daumier ne furent pas très éclatants; il dessina,
parce qu'il avait besoin de dessiner, vocation inéluctable.
Il mit d'abord quelques croquis dans un petit journal créé
par William Duckett; puis Achille Ricourt, qui faisait alors
le commerce des estampes, lui en acheta quelques autres. La
révolution de 1830 causa, comme toutes les révolutions, une
fièvre caricaturale. Ce fut vraiment pour les caricaturistes
une belle époque. Dans cette guerre acharnée contre le
gouvernement, et particulièrement contre le roi, on était
tout coeur, tout feu. C'est véritablement une oeuvre
curieuse à contempler aujourd'hui que cette vaste série de
bouffonneries historiques qu'on appelait la Caricature,
grandes archives comiques, où tous les artistes de quelque
valeur apportèrent leur contingent. C'est un tohu-bohu, un
capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt
bouffonne, tantôt sanglante, où défilent, affublées de
costumes variés et grotesques, toutes les honorabilités
politiques. Parmi tous ces grands hommes de la monarchie
naissante, que de noms déjà oubliés! Cette fantastique
épopée est dominée, couronnée par la pyramidale et
olympienne Poire de processive mémoire. On se
rappelle que Philipon, qui avait à chaque instant maille à
partir avec la justice royale, voulant une fois prouver au
tribunal que rien n'était plus innocent que cette irritante
et malencontreuse poire, dessina à l'audience même une série
de croquis dont le premier représentait exactement la figure
royale, et dont chacun, s'éloignant de plus en plus du terme
primitif, se rapprochait davantage au terme fatal: la poire:
«Voyez, disait-il, quel rapport trouvez-vous entre ce
dernier croquis et le premier?» On a fait des expériences
analogues sur la tête de Jésus et sur celle de l'Apollon, et
je crois qu'on est parvenu à ramener l'une des deux à la
ressemblance d'un crapaud. Cela ne prouvait absolument rien.
Le symbole avait été trouvé par une analogie complaisante.
Le symbole dès lors suffisait. Avec cette espèce d'argot
plastique, on était le maître de dire et de faire comprendre
au peuple tout ce qu'on voulait. Ce fut donc autour de cette
poire tyrannique et maudite que se rassembla la grande bande
des hurleurs patriotes. Le fait est qu'on y mettait un
acharnement et un ensemble merveilleux, et avec quelque
opiniâtreté que ripostât la justice, c'est aujourd'hui un
sujet d'énorme étonnement, quand on feuillette ces
bouffonnes archives, qu'une guerre si furieuse ait pu se
continuer pendant des années.
Tout à l'heure, je
crois, j'ai dit: bouffonnerie sanglante. En effet, ces
dessins sont souvent pleins de sang et de fureur. Massacres,
emprisonnements, arrestations, perquisitions, procès,
assommades de la police, tous ces épisodes des premiers
temps du gouvernement de 1830 reparaissent a chaque instant;
qu'on en juge:
La Liberté, jeune
et belle, assoupie dans un dangereux sommeil, coiffée de son
bonnet phrygien, ne pense guère au danger qui la menace.
Un homme s'avance vers elle avec précaution, plein d'un
mauvais dessein. Il a l'encolure des hommes de la halle ou
des gros propriétaires. Sa tête piriforme est surmontée d'un
toupet très proéminent et flanquée de larges favoris. Le
monstre est vu de dos, et le plaisir de deviner son nom
n'ajoutait pas peu de prix à l'estampe. Il s'avance vers la
jeune personne. Il s'apprête à la violer.
— Avez-vous fait
vos prières ce soir, Madame? —C'est Othello-Philippe qui
étouffe l'innocente Liberté, malgré ses cris et sa
résistance.
Le long d'une
maison plus que suspecte passe une toute jeune fille,
coiffée de son petit bonnet phrygien; elle le porte avec
l'innocente coquetterie d'une grisette démocrate. MM. un tel
et un tel (visages connus, —des ministres, à coup sûr, des
plus honorables) font ici un singulier métier. Ils
circonviennent la pauvre enfant, lui disent à l'oreille des
câlineries ou des saletés, et la poussent doucement vers
l'étroit corridor. Derrière une porte, l'Homme se
devine. Son profil est perdu, mais c'est bien lui! Voilà le
toupet et les favoris. Il attend, il est impatient!
Voici la Liberté
traînée devant une cour prévôtale ou tout autre tribunal
gothique: grande galerie de portraits actuels avec costumes
anciens.
Voici la Liberté
amenée dans la chambre des tourmenteurs. On va lui broyer
ses chevilles délicates, on va lui ballonner le ventre avec
des torrents d'eau, ou accomplir sur elle toute autre
abomination. Ces athlètes aux bras nus, aux formes robustes,
affamés de tortures, sont faciles à reconnaître. C'est M. un
tel, M. un tel et M. un tel, — les bêtes noires de
l'opinion.
Dans tous ces
dessins, dont la plupart sont faits avec un sérieux et une
conscience remarquables, le roi joue toujours un rôle
d'ogre, d'assassin, de Gargantua inassouvi, pis encore
quelquefois. Depuis la révolution de février, je n'ai vu
qu'une seule caricature dont la férocité me rappelât le
temps des grandes fureurs politiques; car tous les
plaidoyers politiques étalés aux carreaux, lors de la grande
élection présidentielle, n'offraient que des choses pâles au
prix des produits de l'époque dont je viens de parler.
C'était peu après les malheureux massacres de Rouen. — Sur
le premier plan, un cadavre, troué de balles, couché sur une
civière; derrière lui tous les gros bonnets de la ville, en
uniforme, bien frisés, bien sanglés, bien attifés, les
moustaches en croc et gonflés d'orgueil; il doit y avoir
là-dedans des dandys bourgeois qui vont monter leur garde ou
réprimer l'émeute avec un bouquet de violettes à la
boutonnière de leur tunique; enfin, un idéal de garde
bourgeoise, comme disait le plus célèbre de nos
démagogues. A genoux devant la civière, enveloppé dans sa
robe de juge, la bouche ouverte et montrant comme un requin
la rangée de ses dents taillées en scie, F. C. promène
lentement sa griffe sur la chair du cadavre qu'il égratigne
avec délices. — Ah! le Normand! dit-il, il fait le mort pour
ne pas répondre à la justice!
C'était avec cette
même fureur que la Caricature faisait la guerre au
gouvernement. Daumier joua un rôle important dans cette
escarmouche permanente. On avait inventé un moyen de
subvenir aux amendes dont le Charivari était accablé;
c'était de publier dans la Caricature des dessins
supplémentaires dont la vente était affectée au payement des
amendes. A propos du lamentable massacre de la rue
Transnonain, Daumier se montra vraiment grand artiste; le
dessin est devenu assez rare, car il fut saisi et détruit.
Ce n'est pas précisément de la caricature, c'est de
l'histoire, de la triviale et terrible réalité. — Dans une
chambre pauvre et triste, la chambre traditionnelle du
prolétaire, aux meubles banals et indispensables, le corps
d'un ouvrier nu, en chemise et en bonnet de coton, gît sur
le dos, tout de son long, les jambes et les bras écartés. Il
y a eu sans doute dans la chambre une grande lutte et un
grand tapage, car les chaises sont renversées, ainsi que la
table de nuit et le pot de chambre. Sous le poids de son
cadavre, le père écrase entre son dos et le carreau le
cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde froide il
n'y a rien que le silence et la mort.
Ce fut aussi à
cette époque que Daumier entreprit une galerie satirique de
portraits de personnages politiques. Il y en eut deux, l'une
en pied, l'autre en buste. Celle-ci, je crois est
postérieure et ne contenait que des pairs de France.
L'artiste y révéla une intelligence merveilleuse du
portrait; tout en chargeant et en exagérant les traits
originaux, il est si sincèrement resté dans la nature, que
ces morceaux peuvent servir de modèle à tous les
portraitistes. Toutes les pauvretés de l'esprit, tous les
ridicules, toutes les manies de l'intelligence, tous les
vices du coeur se lisent et se font voir clairement sur ces
visages animalisés; et en même temps, tout est dessiné et
accentué largement. Daumier fut à la fois souple comme un
artiste et exact comme Lavater. Du reste, celles de ses
oeuvres datées de ce temps-là diffèrent beaucoup de ce qu'il
fait aujourd'hui. Ce n'est pas la même facilité
d'improvisation, le lâché et la légèreté de crayon qu'il a
acquis plus tard. C'est quelquefois un peu lourd, rarement
cependant, mais toujours très fini, très consciencieux et
très sévère.
Je me rappelle
encore un fort beau dessin qui appartient à la même classe:
La Liberté de la Presse. Au milieu de ses instruments
émancipateurs, de son matériel d'imprimerie, un ouvrier
typographe, coiffé sur l'oreille du sacramentel bonnet de
papier, les manches de chemise retroussées, carrément campé,
établi solidement sur ses grands pieds, ferme les deux
poings et fronce les sourcils. Tout cet homme est musclé et
charpenté comme les figures des grands maîtres. Dans le
fond, l'éternel Philippe et ses sergents de ville.
Ils n'osent pas venir s'y frotter.
Mais notre grand
artiste a fait des choses bien diverses. Je vais décrire
quelques-unes des planches les plus frappantes, empruntées à
des genres différents. J'analyserai ensuite la valeur
philosophique et artistique de ce singulier homme, et à la
fin, avant de me séparer de lui, je donnerai la liste des
différentes séries et catégories de son oeuvre ou du moins
je ferai pour le mieux, car actuellement son oeuvre est un
labyrinthe, une forêt d'une abondance inextricable.
Le Dernier Bain,
caricature sérieuse et lamentable. — Sur le parapet d'un
quai, debout et déjà penché, faisant un angle aigu avec la
base d'où il se détache comme une statue qui perd son
équilibre, un homme se laisse tomber roide dans la rivière.
Il faut qu'il soit bien décidé; ses bras sont tranquillement
croisés; un fort gros pavé est attaché à son cou avec une
corde. Il a bien juré de n'en pas réchapper. Ce n'est pas un
suicide de poète qui veut être repêché et faire parler de
lui. C'est la redingote chétive et grimaçante qu'il faut
voir, sous laquelle tous les os font saillie! Et la cravate
maladive et tortillée comme un serpent, et la pomme d'Adam,
osseuse et pointue! Décidément, on n'a pas le courage d'en
vouloir à ce pauvre diable d'aller fuir sous l'eau le
spectacle de la civilisation. Dans le fond, de l'autre côté
de la rivière, un bourgeois contemplatif, au ventre
rondelet, se livre aux délices innocentes de la pêche.
Figurez-vous un
coin très retiré d'une barrière inconnue et peu passante,
accablée d'un soleil de plomb. Un homme d'une tournure assez
funèbre, un croque-mort ou un médecin, trinque et boit
chopine sous un bosquet sans feuilles, un treillis de lattes
poussiéreuses, en tête-à-tête avec un hideux squelette. A
côté est posé le sablier et la faux. Je ne me rappelle pas
le titre de cette planche. Ces deux vaniteux personnages
font sans doute un pari homicide ou une savante dissertation
sur la mortalité.
Daumier a éparpillé
son talent en mille endroits différents. Chargé d'illustrer
une assez mauvaise publication médico-poétique, la
Némésis médicale, il fit des dessins merveilleux. L'un
d'eux, qui a trait au choléra, représente une place publique
inondée, criblée de lumière et de chaleur. Le ciel parisien,
fidèle à son habitude ironique dans les grands fléaux et les
grands remue-ménages politiques, le ciel est splendide; il
est blanc, incandescent d'ardeur. Les ombres sont noires et
nettes. Un cadavre est posé en travers d'une porte. Une
femme rentre précipitamment en se bouchant le nez et la
bouche. La place est déserte et brûlante, plus désolée
qu'une place populeuse dont l'émeute a fait une solitude.
Dans le fond, se profilent tristement deux ou trois petits
corbillards attelés de haridelles comiques, et, au milieu de
ce forum de la désolation, un pauvre chien désorienté, sans
but et sans pensée, maigre jusqu'aux os, flaire le pavé
desséché, la queue serrée entre les jambes.
Voici maintenant le
bagne. Un monsieur très docte, habit noir et cravate
blanche, un philanthrope, un redresseur de torts, est assis
extatiquement entre deux forçats d'une figure épouvantable,
stupides comme des crétins, féroces comme des bouledogues,
usés comme des loques. L'un d'eux lui raconte qu'il a
assassiné son père, violé sa soeur, ou fait toute autre
action d'éclat. — Ah! mon ami, quelle riche organisation
vous possédiez! s'écrie le savant extasié.
Ces échantillons
suffisent pour montrer combien sérieuse est souvent la
pensée de Daumier, et comme il attaque vivement son sujet.
Feuilletez son oeuvre, et vous verrez défiler devant vos
yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce
qu'une grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout
ce qu'elle renferme de trésors effrayants, grotesques,
sinistres et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant
et affamé, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du
ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les
enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n'y
manque. Nul comme celui-là n'a connu et aimé (à la manière
des artistes) le bourgeois, ce dernier vestige du moyen âge,
cette ruine gothique qui a la vie si dure, ce type à la fois
si banal et si excentrique. Daumier a vécu intimement avec
lui, il l'a épié le jour et la nuit, il a appris les
mystères de son alcôve, il s'est lié avec sa femme et ses
enfants, il sait la forme de son nez et la construction de
sa tête, il sait quel esprit fait vivre la maison du haut en
bas.
Faire une analyse
complète de I'oeuvre de Daumier serait chose impossible; je
vais donner les titres de ses principales séries, sans trop
d'appréciations ni de commentaires. Il y a dans toutes des
fragments merveilleux.
Robert Macaire,
Moeurs conjugales, Types parisiens, Profils et silhouettes,
les Baigneurs, les Baigneuses, les Canotiers parisiens, les
Bas-bleus, Pastorales, Histoire ancienne, les Bons
Bourgeois, les Gens de justice, la journée de M. Coquelet,
les Philanthropes du jour, Actualités, Tout ce qu'on voudra,
les Représentants représentés. Ajoutez à cela les deux
galeries de portraits dont j'ai parlé.
J'ai deux remarques
importantes à faire à propos de deux de ces séries,
Robert Macaire et l'Histoire ancienne. —
Robert Macaire fut l'inauguration décisive de la
caricature de moeurs. La grande guerre politique s'était un
peu calmée. L'opiniâtreté des poursuites, l'attitude du
gouvernement qui s'était affermi, et une certaine lassitude
naturelle à l'esprit humain avaient jeté beaucoup d'eau sur
tout ce feu. Il fallait trouver du nouveau. Le pamphlet fit
place à la comédie. La Satire Ménippée céda le
terrain à Molière, et la grande épopée de Robert Macaire,
racontée par Daumier d'une manière flambante, succéda aux
colères révolutionnaires et aux dessins allusionnels. La
caricature, dès lors, prit une allure nouvelle, elle ne fut
plus spécialement politique. Elle fut la satire générale des
citoyens. Elle entra dans le domaine du roman.
L'Histoire ancienne
me paraît une chose importante, parce que c'est pour ainsi
dire la meilleure paraphrase du vers célèbre: Qui nous
délivrera des Grecs et des Romains? Daumier s'est abattu
brutalement sur l'antiquité, sur la fausse antiquité, —car
nul ne sent mieux que lui les grandeurs anciennes, —il a
craché dessus; et le bouillant Achille, et le prudent
Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais,
et la belle Hélène qui perdit Troie, et tous enfin nous
apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces
vieilles carcasses d'acteurs tragiques prenant une prise de
tabac dans les coulisses. Ce fut un blasphème très amusant,
et qui eut son utilité. Je me rappelle qu'un poète lyrique
et païen de mes amis en était fort indigné. Il appelait cela
une impiété et parlait de la belle Hélène comme d'autres
parlent de la Vierge Marie. Mais ceux-là qui n'ont pas un
grand respect pour l'Olympe et pour la tragédie furent
naturellement portés à s'en réjouir.
Pour conclure,
Daumier a poussé son art très loin, il en a fait un art
sérieux; c'est un grand caricaturiste. Pour l'apprécier
dignement, il faut l'analyser au point de vue de l'artiste
et au point de vue moral. — Comme artiste, ce qui distingue
Daumier, c'est la certitude. Il dessine comme les grands
maîtres. Son dessin est abondant, facile, c'est une
improvisation suivie; et pourtant ce n'est jamais du
chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui
lui tient lieu de modèle. Toutes ses figures sont bien
d'aplomb, toujours dans un mouvement vrai. Il a un talent
d'observation tellement sûr qu'on ne trouve pas chez lui une
seule tête qui jure avec le corps qui la supporte. Tel nez,
tel front, tel oeil, tel pied, telle main. C'est la logique
du savant transportée dans un art léger, fugace, qui a
contre lui la mobilité même de la vie.
Quant au moral,
Daumier a quelques rapports avec Molière. Comme lui, il va
droit au but. L'idée se dégage d'emblée. On regarde, on a
compris. Les légendes qu'on écrit au bas de ses dessins ne
servent pas à grand'chose, car ils pourraient généralement
s'en passer. Son comique est, pour ainsi dire, involontaire.
L'artiste ne cherche pas, on dirait plutôt que l'idée lui
échappe. Sa caricature est formidable d'ampleur, mais sans
rancune et sans fiel. Il y a dans toute son oeuvre un fonds
d'honnêteté et de bonhomie. Il a, remarquez bien ce trait,
souvent refusé de traiter certains motifs satiriques très
beaux, et très violents, parce que cela, disait-il,
dépassait les limites du comique et pouvait blesser la
conscience du genre humain. Aussi quand il est navrant ou
terrible, c'est presque sans l'avoir voulu. Il a dépeint ce
qu'il a vu, et le résultat s'est produit. Comme il aime très
passionnément et très naturellement la nature, il
s'élèverait difficilement au comique absolu. Il évite même
avec soin tout ce qui ne serait pas pour un public français
l'objet d'une perception claire et immédiate.
Encore un mot. Ce
qui complète le caractère remarquable de Daumier, et en fait
un artiste spécial appartenant à l'illustre famille des
maîtres, c'est que son dessin est naturellement coloré. Ses
lithographies et ses dessins sur bois éveillent des idées de
couleur. Son crayon contient autre chose que du noir bon à
délimiter des contours. Il fait deviner la couleur comme la
pensée; or c'est le signe d'un art supérieur, et que tous
les artistes intelligents ont clairement vu dans ses
ouvrages
Baudelaire,
Charles. Curiosités Esthétiques