Biographie
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    Artiste populaire s’il en fut jamais, Honoré Daumier pâtit néanmoins d’une réputation sujette à controverses : celle d’un créateur dont on a trop longtemps mesuré le talent à l’aune de ses convictions révolutionnaires. Pour y voir plus clair, il faut peut-être, dans les idées qui circulent sur Daumier, faire la part de la réalité et du mythe. Certes, Daumier fut républicain et des plus fervents... à une époque, toutefois, où l’espoir et la générosité ne connaissaient d’autre alternative. Au reste, en allait-il différemment d’un Millet et d’un Courbet, ses contemporains, dont l’œuvre, cependant, n’a pas suscité de telles équivoques? C’est que, pour satisfaire aux "nécessités de la marmite", comme l’écrit si justement son premier biographe Arsène Alexandre, Daumier fut avant tout un virulent caricaturiste politique et un implacable scrutateur des mœurs de son temps. On comprend mieux dès lors pourquoi, très tôt, et au mépris de l’évidence même imposée par une exposition rétrospective organisée à Paris en 1878, à la veille de sa mort, une certaine critique n’a voulu voir en Daumier que le talentueux humoriste – et un peintre manqué! – tandis que ses laudateurs colportaient avec effusion l’image tout aussi réductrice d’un génie incompris et poursuivi par la misère. Or, comme on le verra, l’activité politique de l’artiste fut de courte durée, son engagement limité. Si, dans sa production lithographique, Daumier fut révolutionnaire, c’est moins à travers les thèmes que lui dictaient les circonstances que par les qualités expressives inhérentes à sa manière; s’il le fut dans sa peinture qu’admirait Picasso, voire dans son œuvre sculpté dont Giacometti lui-même soulignait les mérites, c’est par des intuitions plastiques et un approfondissement humain qui ont fait de lui un visionnaire et l’un des fondateurs de l’"art moderne".

Origines et formation

   Honoré Daumier naquit à Marseille le 26 février 1808 et fut baptisé trois jours plus tard en l’église Saint-Martin, voisine du domicile familial. Son père, Jean-Baptiste, exerçait la profession, peu lucrative à l’époque, de "vitrier", c’est-à-dire d’encadreur et de peintre décorateur: ce point n’est pas sans importance au regard de l’idée, fort répandue au début du XXe siècle, d’un Daumier issu de rien, sorte de génie pur et sans racines. Que Daumier ait été le fils de simples artisans jette d’autre part quelque lumière sur sa relation personnelle, si humble et si grave, au métier d’artiste.

   Jean-Baptiste Daumier, qui se croyait poète, ambitionnait une carrière littéraire ; en 1814, renonçant à son gagne-pain, il vint à Paris pour y tenter sa chance. En vain car ses médiocres recueils de vers et sa tragédie, Philippe II, représentée à ses frais en 1819 dans le petit théâtre de la rue Chantereine, ne lui valurent qu’un piètre succès d’estime. La famille Daumier semble avoir connu à Paris de réelles difficultés financières. Aussi, en dépit de son attirance précoce pour le dessin, Honoré dut-il bientôt contribuer à la subsistance des siens. En 1820 – il a à peine douze ans –, on le trouve employé comme saute-ruisseau chez un huissier, puis, l’année suivante, comme commis chez Delaunay, libraire et éditeur au Palais-Royal. Attentif au monde par instinct, avant de l’être par profession, il découvre alors le microcosme parisien : le monde de la justice, tout d’abord, dont plus tard il ne devait cesser de fustiger l’hypocrisie; puis, sous les galeries du Palais-Royal, la foule pittoresque et interlope décrite par Louis Léopold Boilly (1761-1845) dans de minutieux tableaux; au hasard de ses courses, enfin, le petit peuple des rues, des quais et des boutiques. L’univers de Daumier était en place.

   Dès 1821, d’ailleurs, profitant des quelques loisirs que lui laisse son emploi, Honoré commence à étudier le dessin. Grâce à son père, qui avait dédié au célèbre fondateur du musée des Monuments français l’une de ses poésies, il reçoit d’Alexandre Lenoir, ancien élève de David, ses premières leçons de peinture. Il fréquente aussi le Louvre, s’attarde en la compagnie de Rembrandt, de Rubens et de Titien, admire la sculpture antique, et s’essaye à la copie des maîtres. La fortune semble lui sourire: au même moment, en effet, il rencontre Charles Ramelet, un modeste peintre de genre, qui l’initie au métier de lithographe. La première planche connue de Daumier, éditée par G. Engelmann, date de 1822: une voie se dessinait, qui allait permettre à l’artiste de concilier sa vocation avec des impératifs plus prosaïques. Les années suivantes, celles de l’adolescence, sont à tous égards décisives: entre 1823 et 1828, Daumier fréquente l’académie de dessin ouverte par Suisse, un ancien modèle, dans un local désaffecté de la rue Saint-Denis. Il s’y lie d’amitié avec quelques artistes épris d’idéaux révolutionnaires: Auguste Préault – qui, dit-on, l’incita à pratiquer la sculpture –, le peintre Jeanron et peut-être Raffet. Parallèlement, il complète son apprentissage de lithographe chez le Marseillais Z. Béliard, pour lequel il prépare les pierres et exécute anonymement quelques planches dans le goût du jour: des portraits de célébrités, principalement, d’un style encore impersonnel et emprunté, suffisamment habiles en tout cas pour lui valoir de collaborer, vers 1829-1830, à La Silhouette , l’un des premiers journaux de caricatures, où il côtoie Gavarni, Henri Monnier et, parmi les rédacteurs littéraires, Honoré de Balzac.

La scène politique

La réputation de Daumier va se jouer entre les deux mouvements populaires de 1830 et de 1848. Stimulé, en effet, par le choc des Trois Glorieuses, auxquelles l’artiste participe aux côtés de ses bouillants amis, et par l’effervescence politique et sociale qui caractérise ensuite le règne du "roi bourgeois", le prodigieux talent de Daumier pour la satire et la caricature éclate alors au grand jour. À l’origine de cet essor fulgurant, un homme paraît avoir exercé un rôle capital: Charles Philipon, directeur du plus célèbre journal de satire politique de l’époque, La Caricature , fondé le 4 novembre 1830, l’"enragé Philipon", auquel nous sommes redevables de la fameuse représentation de Louis-Philippe en poire. Daumier, rappelons-le, compte parmi les tout premiers collaborateurs de La Caricature : d’emblée, ses lithographies y connaissent le succès, mais cette tendance se confirme autour de 1831-1834, lorsque, à la demande de Philipon, il réalise, pour la vitrine du journal, une série de bustes charges en terre crue colorée représentant quelques-uns des membres les plus en vue de la droite politique: ministres et députés conservateurs, journalistes gouvernementaux et familiers du monarque, tous violemment hostiles à la presse républicaine, voire au mouvement romantique, aux tendances les plus avancées de l’art et de la littérature. Exécutés de mémoire, en atelier, et non point sur le motif, ni même, vraisemblablement, d’après des dessins, ces petits bustes, qui servirent d’abord à Daumier de modèles pour ses portraits lithographiés, sont pleinement révélateurs de l’esprit qui anime, à cette époque, le style de l’artiste. En accusant les particularités physionomiques de ses personnages, Daumier, certes, les ridiculise, mais, au-delà, il révèle leur personnalité profonde, dénonçant du même coup la corruption du système qu’ils incarnent. Le "réalisme" de Daumier est ici tout entier en germe: réalisme tiré tantôt dans le sens de la satire, tantôt dans celui de la méditation poétique et grave, mais qui toujours force les apparences pour rendre tangible l’essence de la condition humaine, constamment ballottée entre le drame héroïque et douloureux, et la farce grotesque. À ce stade, la dérision pouvait saper les bases mêmes du régime et tournait en quelque sorte au crime: de fait, la publication, en décembre 1831 et août 1832, de deux superbes lithographies stigmatisant les vices de la monarchie louis-philipparde, Gargantua  et La Cour du roi Pétaud , valut à l’artiste de comparaître devant la cour d’assises et d’être incarcéré six mois à la prison Sainte-Pélagie, puis à la maison d’aliénés du Dr Pinel.

Cette expérience marque un tournant dans la vie de Daumier. Les affres du procès et de la détention, sans entamer vraiment sa verve humoristique, semblent, en effet, avoir réveillé en lui un fond de pessimisme qui ne fait qu’attiser sa hargne. En témoigne l’inspiration passablement farouche et sombre des cinq grandes planches – sommets de sa production lithographique – qu’il publie en 1834 dans L’Association mensuelle , magazine fondé par Philipon: notamment Le Ventre législatif  et surtout Rue Transnonain , une composition dont Baudelaire devait dire vingt ans plus tard: "Ce n’est pas précisément de la caricature, c’est de l’histoire, de la triviale et terrible réalité" ("Quelques Caricaturistes français", 1857). Si l’on excepte l’admirable statuette de Ratapoil , modelée vers 1851-1852 à l’image des suppôts d’un régime plus honni encore par l’artiste que ne l’avait été la monarchie de Juillet, et quelques lithographies tardives illustrant les ravages de la guerre de 1870 et la chute du second Empire, l’œuvre politique de Daumier s’arrête pratiquement à ce moment: la loi du 29 août 1835 contre la liberté de la presse ayant entraîné la suppression de La Caricature , l’artiste s’oriente dès lors, à travers un autre journal, Le Charivari , fondé par Philipon en décembre 1832, vers la satire des mœurs de son temps. Son œuvre gravé, qui regroupe quelque 4 000 lithographies auxquelles s’ajoutent une centaine de dessins xylographiés par des praticiens, est principalement dédié à ce genre: citons, parmi les suites les mieux venues, Les Cent Robert Macaire  (1836-1838), Les Philanthropes du jour  (1844), Les Gens de justice  (1845-1848), Locataires et propriétaires  (1847-1848), Les Divorceuses  (1848), Les Trains de plaisir  (1852), Messieurs les bouchers  (1858). Acuité de l’observation, esprit d’à-propos intarissable, verve du graphisme, sens quasi miraculeux de la modulation des noirs et des blancs, telles sont les qualités primordiales de cet œuvre fondateur que sublime, en outre, une vision monumentale des formes, soulignée en ces termes par le perspicace Balzac: "Ce gaillard-là a du Michel-Ange sous la peau!"

Daumier peintre

La révolution de 1848 et la IIIe République, qui instaurent un nouvel ordre et voient l’arrivée de ses amis au pouvoir (Jeanron, entre autres, est nommé directeur des musées), vont permettre à Daumier de donner libre cours à sa passion pour la peinture. Outre qu’il participe au concours institué le 18 mars 1848 pour commémorer, par une figure peinte de la République , la victoire de la révolution et la chute de Louis-Philippe (son esquisse, conservée aujourd’hui au Louvre, est sélectionnée parmi les vingt meilleures), l’artiste bénéficie, en effet, en 1848 et 1849, de deux commandes de l’État pour des tableaux religieux: une Madeleine  et un Saint Sébastien ; mais, malgré les substantiels acomptes qui lui sont versés, il ne mènera à bien que le second. Preuve éminente de sa notoriété, ce geste officiel entérine son accession au statut de peintre. De fait, dans les mêmes années, Daumier entre pour la première fois au Salon, dont l’accès est, il est vrai, provisoirement plus facile, avec des œuvres inspirées du roman, de la mythologie et de la fable: en 1849, par exemple, Le Meunier, son fils et l’âne  (City Art Gallery and Museum, Glasgow), en 1850-1851, Don Quichotte se rendant aux noces de Gamaches  (coll. Paine, Boston) et le fameux dessin de l’Ivresse de Silène  du musée de Calais ("Il y a là, s’exclament les Goncourt en 1860, un épanouissement dans la force, une santé dans la gaieté [...] quelque chose de gaulois, de dru et de libre que l’on ne trouverait peut-être nulle par ailleurs que chez Rabelais").

Le choix de sujets littéraires, aux marges du "grand genre", l’influence de Rubens et des maîtres espagnols, évidente dans toutes ces œuvres, donnent la mesure des ambitions picturales de Daumier à cette époque. Deux éléments toutefois semblent avoir contrecarré ses efforts: en premier lieu, une certaine gêne financière due à un ralentissement passager de sa production lithographique, laquelle, bon an mal an, lui assurait jusque-là un revenu honorable; d’autre part et surtout, sa difficulté à "finir", perçue d’emblée par la critique, et attestée par Delacroix dans son Journal  comme par l’éditeur Poulet-Malassis dans une note manuscrite de 1852 ("Je recommence tout vingt-cinq fois; à la fin je fais tout en deux jours"). Au regard des critères de l’époque, le "non-fini" constituait sans nul doute un grave manquement aux principes de l’art; mais, rétrospectivement, ne pouvons-nous affirmer qu’il y a là l’une des clefs du "modernisme" de Daumier, par quoi il anticipe notamment l’impressionnisme et les fauves?

On peut distinguer dès lors trois Daumier: le lithographe qui, à l’exception des années 1860-1863 où il est momentanément licencié par Le Charivari , ne cesse de travailler jusqu’au lendemain de la guerre de 1870 et de la Commune; le peintre dont les recherches se poursuivent, se diversifient et redoublent même durant la parenthèse susdite; le sculpteur, enfin, auquel nous devons, outre le Ratapoil  (voir, par exemple, le tirage en bronze du musée d’Orsay, Paris), un étrange bas-relief, intitulé Les Émigrants  (deux versions, Louvre, Paris), d’une admirable puissance expressive, et dont on ne sait trop s’il faut y voir une allusion masquée aux déportations de républicains survenues après 1848, ou bien une allégorie intemporelle de la destinée humaine.

S’agissant du peintre, on a tout lieu de croire, en dépit d’une absence presque totale de points de repères fiables – sur les quelque trois cents tableaux conservés, une dizaine à peine sont documentés du vivant de leur auteur –, qu’à compter des années 1850 sa production fut des plus fécondes et son public des plus minces. C’est, du reste, vers 1853 que Daumier se lie d’amitié avec les peintres de Barbizon, Corot, Millet et Théodore Rousseau. Sa thématique picturale, à la fois diverse et répétitive, rejoint alors celle de son œuvre lithographique: scènes des quais et des rues de Paris (Le Fardeau , Národní Galerie, Prague), avocats et tribunaux, public des théâtres (Le Drame , Neue Pinakothek, Munich), face-à-face silencieux de buveurs et de joueurs, voyageurs des premiers chemins de fer (Intérieur de wagon de IIIe classe , Metropolitan Museum, New York), amateurs d’estampes, colloques animés ou recueillis d’artistes et de collectionneurs (Conseils à un jeune artiste , National Gallery, Washington), musiciens ambulants et saltimbanques, figures des Fables de La Fontaine et des comédies de Molière (Le Malade imaginaire , Museum of Art, Philadelphie), sans oublier les fameux Don Quichotte .

Toutefois, le passage d’une technique à l’autre entraîne un changement complet de registre d’inspiration, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de son œuvre: ancré à l’actualité, débordant d’ironie et de verve dans les lithographies, Daumier trouve subitement, dans sa peinture, pour cette humanité qu’il scrute avec des dons de visionnaire, des accents inouïs de compassion et de tendresse.

Ce réalisme que l’on pourrait dire "intériorisé" est servi par un métier instable, en constante évolution, mais d’une franchise peu commune: une matière épaisse et onctueuse, tantôt caressée par le pinceau, tantôt flochetée ou triturée avec fougue, un coloris dense et chaleureux, à base de terres et d’ocres, rehaussé dans les clairs, de tonalités subtiles et d’éclats fulgurants, un clair-obscur, enfin, qui faisait dire au critique Duranty "qu’on n’a jamais mieux observé et compris la physionomie  de l’ombre et de la lumière" (Gazette des Beaux-Arts , 1878).

Retiré à Valmondois en 1865, Daumier, que la cécité guette, ralentit peu à peu son activité; à partir de 1877, une modeste pension de l’État vient assurer sa subsistance. Frappé d’apoplexie, il meurt, le 11 février 1879, après trois jours d’agonie. Quelques mois plus tôt s’était ouverte à la galerie Durand-Ruel, sous la présidence de Victor Hugo, une exposition rétrospective de son œuvre, qui, célébrée par de nombreux critiques, laissa néanmoins le public indifférent.