Introduction
Remonter

   

 

 Nous ne sommes plus au temps, Dieu merci, où le génie d’Homère était mis en doute, et où il fallait lutter pour signaler les beautés que renferment les deux magnifiques épopées grecques. Nous n’avons plus besoin d’écrire, comme le savant Huet, évoque d’Avranches, Boileau, madame Dacier et tous les adversaires de l’abbé d’Aubignac et de Perrault, de pompeuses apologies pour établir la supériorité de l’Iliade et de l’Odyssée sur les différents poèmes des peuples anciens et modernes. Il ne serait même pas séant aujourd’hui d’imiter Samuel Patrick, qui, dans son Clavis Homerica, publié au dix-huitième siècle, prit à tâche de citer les témoignages des auteurs grecs et latins qui ont fait l’éloge d’Homère, et dont le nombre ne s’élève pas à moins de deux cents. Grâce aux études archéologiques et aux remarquables travaux de la critique allemande et française, les poèmes du divin chantre d’Ulysse et d’Achille ont été plus connus et, partant, jugés comme ils le méritent.

   Si un grand nombre d’écrivains du dix-septième siècle s’élevèrent avec tant d’énergie contre les poèmes d’Homère, c’est qu’à cette époque on ne tenait aucun compte des mœurs, des usages, des coutumes des temps antérieurs. On voulait voir dans l’Iliade et dans l’Odyssée ce qui raisonnablement ne pouvait s’y trouver, c’est-à-dire la représentation fidèle des scènes contemporaines : la politesse, l’élégance, la pruderie de la cour du grand roi.

    Au dix-septième et même au dix-huitième siècle, les deux épopées grecques étaient attaquées et défendues avec une égale passion. C’était, d’un côté, les partisans fanatiques de l’antiquité, imitant et non pas traduisant les poèmes d’Homère ; expliquant à leur guise les passages les plus inexplicables ; adoptant sans réflexion les descriptions douteuses, les discours interpolés ; transformant les héros en seigneurs de Louis XIV, habillant à la française les Grecs et les Troyens, et faisant parler Ulysse, Ménélas, Agamemnon ou Diomède comme des hôtes de Versailles. — De l’autre côté se trouvaient les défenseurs de la muse gauloise, rejetant avec dédain tout ce qui portait le nom d’Homère ; raillant les plus beaux passages de l’Iliade et de l’Odyssée, et attaquant sans pitié des vers qu’ils avaient mal compris, mal rendus, ou dont ils avaient faussé le sens par ruse ou par ignorance.

    On conçoit très-bien que de telles discussions ne devaient point faire avancer la science, et qu’elles étaient loin d’aider à déchirer le voile épais qui cachait à tous les regards la grande et sublime face homérique.

    Les défenseurs d’Homère ne pouvaient même pas être d’accord sur le mérite et sur les beautés de l’Iliade et de l’Odyssée, puisqu’ils changeaient dans leurs traductions le texte du poète, puisqu’ils atténuaient la force des expressions, et rendaient d’une façon plus pompeuse, plus sonore, selon eux, ces simples et admirables récits.

    Pope, qui avait la prétention de corriger Homère, quoique accordant cependant quelque mérite à l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, prétendait, dans la préface de sa traduction anglaise, que le premier de ces poèmes était un amas confus de beautés qui n’avaient ni ordre, ni symétrie ; un plan où l’on ne trouvait que des semences et rien de parfait ni de formé ; une production de beaucoup de choses inutiles qu’il faudrait retrancher, qui étouffent ou défigurent celles qui méritent d’être conservées ! Et Pope fut un des défenseurs d’Homère !

    Madame Dacier répondit à Pope en adoptant par système plutôt que par conviction le plan et toutes les parties de ce poème, qu’elle n’avait pas osé elle-même traduire fidèlement. Madame Dacier avait fait l’apologie d’Homère ; elle avait excusé tout ce qui choquait les mœurs du dix-septième siècle, et elle ne pouvait passer sous silence la critique de l’écrivain anglais. Mais sa réponse, loin d’être rationnelle et concluante, donnait encore plus de prise aux détracteurs ; car Homère n’y était ni sainement jugé, ni justement apprécié. La meilleure critique de sa réponse est sa traduction.

    Les querelles devinrent plus vives, plus animées. On exalta, d’un côté, l’unité, la beauté, l’admirable construction de l’Iliade et de l’Odyssée ; de l’autre on dénigra Homère et les anciens, et l’on ne vit dans les deux épopées grecques « qu’une réunion de chansons d’aveugles et de mendiants. » On s’attaqua et l’on se défendit avec le même acharnement, avec la même insolence. On sait que Desmarets de Saint-Sorlin se fit plus connaître par les violents écrits qu’il dirigea contre l’antiquité, que par son triste poème de Clovis. Puis l’on vit surgir Gacon, Boivin, Fourmont, l’abbé de Pons, dont les noms, à peu près oubliés aujourd’hui, brillèrent alors dans la dispute. Enfin le savant et ingénieux Houdart de La Motte s’éleva contre les apologistes d’Homère, quoiqu’il eût fait paraître une traduction de l’Iliade. « Les anciens trouvèrent en lui, dit Dugas-Montbel, un antagoniste homme d’esprit, écrivain élégant et correct, tandis que tout le mérite de leurs défenseurs ne consistait que dans une pesante érudition revêtue de formes pédantesques et du style injurieux qu’on n’emploie ordinairement que lorsqu’on a tort. » Madame Dacier, qui avait pris pour habitude d’attaquer tout le monde, dirigea ses critiques contre La Motte et même contre le P. Hardouin, qui venait de publier une apologie d’Homère. Au bout de quelques années, les querelles se terminèrent sans avoir pu faire changer le système de traduction adopté par les adversaires comme par les défenseurs d’Homère.

    Mais pourquoi avoir voulu faire des deux épopées grecques des poèmes anglais ou français du dix-septième ou du dix-huitième siècle ? Pourquoi avoir voulu assimiler à la civilisation moderne des époques si différentes de la nôtre ? Pourquoi enfin n’avoir pas laissé subsister, dans toute leur pureté primitive, ces descriptions si nombreuses, si justes et si vraies, ces détails de mœurs donnés avec tant de naïveté et de précision, ces épithètes si pittoresques et si belles, qui sont pour l’historien, l’antiquaire et l’artiste comme des jalons à l’aide desquels ils peuvent se retrouver dans les temps antiques, encore si près de la barbarie, et étudier avec fruit, sous le double aspect de la religion et de la politique, la société grecque des premiers âges ?

    C’est qu’au dix-septième et même au dix-huitième siècle on n’étudiait pas encore avec assez de liberté la littérature des anciens : le goût de l’époque s’y opposait. On introduisait chez nous des poèmes grecs et romains avec une certaine défiance, et on nous les faisait voir, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’on voulait qu’ils fussent. Alors ces chefs-d’œuvre littéraires, devenus dans notre idiome aussi antiques que modernes, aussi païens que chrétiens, aussi grecs ou latins que français, perdirent leur caractère, leur originalité, leur poésie.

    Mais bientôt les versions allemandes des tragiques et des comiques de la Grèce et de Rome nous firent changer notre déplorable système de traduction. La connaissance approfondie des poèmes de l’Orient et de l’Inde nous initia à la tournure poétique des anciennes épopées ; elle nous habitua peu à peu à ce langage majestueux et simple de la poésie des premiers peuples, et elle servit à accomplir dans notre littérature une salutaire révolution.

    Seulement nous sommes surpris qu’on ait attendu si tard pour traduire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère comme Le Maistre de Sacy a traduit les poésies bibliques, surtout quand il existe une si grande analogie entre les chants historiques des Grecs primitifs et les livres sacrés des anciens Hébreux.

 

 

II

 

    Homère a-t-il existé ? Telle est la question que se sont souvent posée les philosophes anciens et les philologues modernes.

    Depuis bien des siècles on discute pour ou contre l’existence d’Homère, mais jusqu’à présent on n’a pu résoudre cet important problème. Les croyants sont aussi nombreux que les sceptiques, et peut-être les premiers sont-ils plus près de la raison et de la vérité.

    Si l’on admet les Homérides, disciples ou descendants du poète, on ne peut certainement pas contester l’existence d’Homère ; car il doit y avoir eu un Homère pour les Homérides, comme il y a eu un Hercule pour les Héraclides, un Atrée pour les Atrides, un Pélops pour les Pélopides.

    Pourquoi donc prendre plaisir à nier sans cesse tout ce que l’humanité a produit de grand, de beau, de sublime ? Pourquoi s’élever avec tant de témérité contre les traditions antiques et les croyances des peuples ?...

    L’antiquité la plus reculée nous représente Homère comme ayant composé l’Iliade et l’Odyssée. Respectons ce passé que nous ne pouvons approfondir et craignons de porter une main profane sur cette divine personnification de la poésie des Hellènes. Il faut, selon nous, regarder Homère comme le chantre des deux épopées grecques, puisqu’il nous est impossible de prouver d’une manière certaine qu’il n’a pas existé, et imiter les Indiens, qui pensent encore aujourd’hui, malgré les efforts de la critique allemande et les écrits de Benjamin Constant, que Valmiki et Viasa sont les auteurs de leurs grands poèmes, le Ramayana et le Mahabarat.

    On peut nous objecter qu’un seul poète n’a pu composer l’Iliade et l’Odyssée alors que l’écriture n’était pas connue, et qu’il n’a pu transmettre deux ouvrages de cette étendue à moins de les faire apprendre à des hommes doués d’une mémoire prodigieuse. Mais ne serait-il pas permis de supposer qu’Homère était le chef de ces poètes appelés Homérides, et qu’il fit, aidé de ses disciples, ces deux vastes épopées grecques ? On a été plus loin et l’on a prétendu que les Homérides n’étaient pas descendus d’Homère, mais que le nom d’Homère, au contraire, était résulté de celui d’Homérides. Il est si facile d’être subtil et ingénieux quand on ne raisonne que par hypothèse !

    Homère descend d’Apollon selon Suidas, et de Mercure selon Héliodore. Alexandre de Paphos le fait naître en Egypte et lui donne pour père Damoxagore, et pour mère OEcra. Hérodote prétend qu’il eut pour mère Crithéis et pour maître un certain Phémios, que Denis de Milet appelle Pronapidès. Plutarque répète le même fait d’après Ephore. Aristote et Bacchybide veulent qu’il soit né dans l’île d’Ios. Lucien le fait Babylonien, tandis que Cicéron le proclame citoyen de Colophon et de Salamine. Aristarque et Denys de Thrace lui donnent Athènes pour patrie. Suidas le fait naître en Thessalie ; Pindare, à Smyrne ; Athénée, en Syrie ; Simonide, à Chio. Il est né dans le Péloponnèse selon M. Thiersch, et fut un des chantres du roi Priam selon M. Schubarth. On ne s’est pas arrêté eu si beau chemin et l’on nous a représenté Homère comme ayant reçu le jour à Persépolis et ayant écrit primitivement ses poèmes en langue persane. Toutes les villes de l’antiquité ont prétendu lui avoir donné naissance ; mais pour les mettre d’accord, il faudrait suivre le conseil de Proclus et appeler Homère le citoyen du monde.

   Il a été fait autant de suppositions sur l’origine de son nom que sur le lieu de sa naissance. Wakefield dérive le mot Ομηρος de μ ρν (ne pas voir), parce que les chants homériques étaient ordinairement récités par des chanteurs aveugles. D’autres prétendent qu’Homère étant allé prier sur la tombe d’Achille, l’image du héros lui apparut si éblouissante, qu’il en perdit la vue sur-le-champ. Frédéric Schlegel croit que le nom d’Homère désigne une des écoles ioniennes à laquelle on avait donné le nom d’μηρος (caution), à cause de l’exactitude et de la fidélité historique qu’elle apportait dans ses narrations et dans ses descriptions poétiques. La même étymologie a fait penser à d’autres philosophes que le poète portait le nom d’μηρος;  parce qu’il avait servi d’otage dans une guerre entre les habitants de Smyrne et de Colophon. Benjamin Constant prétend qu’Homère est un nom générique et il s’appuie sur quelques passages des anciens où le mot μηρος signifie qui est mis ensemble, rassemblent (μο ρειν). Héliodore le fait dériver de μηρς (cuisse) parce que, dans une ancienne tradition, il est dit qu’Homère vint au monde avec une touffe de poil sur la cuisse. Francescon paraît disposé à croire, comme l’abbé D’Aubignac, qu’Homère est un nom appellatif désignant une certaine classe de chanteurs ou de poètes. Wilhem Muller, au contraire, croit à l’existence d’Homère, barde dont la renommée effaça celle des autres poètes ses contemporains ; il le compare à une grande lumière autour de laquelle il s’en trouve d’autres plus petites qui, vues de loin, se confondent et paraissent ne former qu’une seule sphère lumineuse. Suivant cet auteur, Homère fut le fondateur d’une des écoles poétiques de l’Ionie, écoles qui durent avoir la plus grande influence sur la formation des poèmes homériques.

    On a aussi beaucoup discuté sur l’époque de l’existence d’Homère. Cratès dit qu’il vivait avant le retour des Héraclides dans le Péloponnèse, c’est-à-dire quatre-vingts ans environ après le siège de Troie. Hérodote prétend qu’Homère lui est antérieur de quatre siècles. Eratosthène, Aristarque et Philochore veulent qu’il soit né cent vingt, cent quarante ou cent quatre-vingts ans après les combats qu’il a chantés dans l’Iliade. Eusèbe, dans l’édition arménienne, place sa naissance vers l’an 915 d’Abraham, ce qui correspond à l’an 1201 avant notre ère. Velléius Paterculus avance qu’Homère est né 969 ans avant J.-G. : cette époque s’accorde assez avec celle fixée par Hérodote. Blacwell et Wood pensent également qu’il a été contemporain de la guerre de Troie. Selon les Marbres de Paros, Homère florissait l’an 906 avant notre ère, sous l’archonte Diognète, et seulement 884 ans selon Larcher. Barthélémy croit qu’il est postérieur de quatre siècles à la guerre qu’il a chantée. Heyne, en mettant d’accord la chronologie avec la raison, prétend qu’Homère a paru 907 ans avant J.-C. Thucydide, Pausanias, Aristote et Plutarque ont eu le bon esprit de ne rien affirmer, de ne rien avancer de positif touchant l’époque de l’existence de notre poète. « Homère, s’il exista, comme nous le croyons, dit M. Guignaut de l’Institut, car ses œuvres le révèlent à défaut de l’histoire, dut être Éolien ou Ionien, de même que les principaux Homérides, ses fils en esprit, sa famille poétique. Il dut faire entendre ses chants nouveaux dans les colonies déjà florissantes de l’Asie-Mineure, quelques générations après l’établissement de ces colonies, quelques siècles après la guerre de Troie ; et de toutes les diverses opinions, qui tantôt le rapprochent de l’un ou de l’autre de ces événements, tantôt le font descendre jusque vers l’époque des olympiades, une des plus probables est encore celle d’Hérodote, selon laquelle il aurait vécu quatre cents années avant l’historien, c’est-à-dire au neuvième siècle avant notre ère. Tout au plus peut-on, avec Apollodore, avec Cicéron, Pline et Porphyre, le faire remonter jusqu’au dixième siècle. » M. George Lange, en se déclarant, dans sa Lettre à Goethe, contre le système historique de Wolf, prétend que tout ce que les anciens nous rapportent sur la vie et l’âge d’Homère doit être regardé comme suspect, et que malgré leurs supputations et celles des savants modernes le chantre de l’Iliade et de l’Odyssée doit être placé au commencement du huitième siècle avant J.-C.

    Nous n’entrerons dans aucun détail biographique sur Homère ; car on ne sait rien à cet égard. On dit qu’Hérodote a écrit une vie de notre poète ; mais toutes les fables qu’elle renferme ont fait supposer à M. Larcher qu’elle n’est point authentique. M. Schœll, dans son Histoire de la littérature grecque, parle d’une vie d’Homère composée par Plutarque et dont Aulu-Gelle rapporte quelques passages. On cite encore quatre autres biographies du même poète attribuées à Dion Chrysostome, à Proclus, à Léon Allalius et à Jean Iriate ; mais ces biographies sont si différentes les unes des autres et elles sont tellement remplies de contes inventés à plaisir, qu’il est impossible d’ajouter foi à aucune d’elles.

    Les poèmes d’Homère prirent naissance dans l’Ionie et furent transmis aux autres peuples de la Grèce par la bouche des Homerides et des rhapsodes. Plutarque rapporte que Lycurgue, le fameux législateur de Sparte, ayant fait un voyage dans l’Asie-Mineure, reçut des descendants de Créophyle, à Samos, les poèmes d’Homère, qu’il copia avec ardeur et qu’il offrit ensuite aux Lacédémoniens. Si l’on admet la transmission des deux épopées grecques par Lycurgue, il faut les faire remonter au neuvième siècle avant notre ère, époque où vivait Homère selon Hérodote. Mais nous pensons qu’on a eu tort d’attacher de l’importance au récit de Plutarque. Gomment supposer en effet que Lycurgue écrivit ces poésies avec zèle (γρψατο προθμως), quand l’écriture n’était pas alors inventée ? Il est probable que Lycurgue rapporta de mémoire quelques-uns des chants qui servirent à former l’Iliade et l’Odyssée, et que Plutarque, en donnant ce fait, jugea les siècles passés d’après les usages de son temps. Si les poésies homériques eussent été connues des Grecs de cette époque et écrite par le législateur de Sparte, on en eût parlé durant les deux siècles qui suivirent celui de Lycurgue ; mais jusqu’à Solon le silence le plus complet a régné sur ces deux épopées. « Certainement, dit Wolf, avant la guerre de Perse il n’est fait aucune mention, on ne voit aucun indice d’écrits athéniens, auxquels permettent d’ajouter foi et la physionomie générale de cette époque et le silence des plus graves historiens. » Plutarque s’est trompé : il a mis le nom de Lycurgue pour celui de Pisistrate.

    Il paraît que, du temps de Solon, les Athéniens connaissaient les poèmes d’Homère, puisque Diogène Laèrce nous apprend que ce législateur « régla que ceux qui récitaient les vers d’Homère en public le feraient alternativement, afin que l’endroit où l’un aurait cessé fût celui par lequel l’autre commencerait. » Ce passage assez obscur a été expliqué par Wolf. Selon ce célèbre critique, il signifie que Solon ordonna, lorsque plusieurs rhapsodes chanteraient devant le peuple, d’observer l’ordre des temps et de ne pas intervertir la marche indiquée par la suite des événements, de sorte que lorsqu’un rhapsode aurait chanté, par exemple, la Rançon d’Hector, celui qui viendrait ensuite ne chantât pas les Adieux d’Andromaque ; car les poèmes homériques étaient alors composés d’un grand nombre de chants séparés qui avaient des titres différents et qui formaient chacun autant de petits poèmes.

 

    Voici, d’après Hérodote, Platon, Strabon et Élien, ces diverses dénominations : Chant Ier. La peste, la colère, les prières. — II. Le songe, le catalogue, la Béotie. — III. Les serments, l’inspection du haut des murs, le combat singulier de Paris et de Ménélas — IV. La violation des serments, la revue des troupes par Agamemnon. — V. Les exploits de Diomède. — VI. L’entretien d’Hector et d’Andromaque. — VII. Le combat singulier d’Hector et d’Ajax, la sépulture des morts. —VIII. Le combat interrompu. — IX. L’ambassade, les prières. — X. La Dolomie. — XI Les exploits d’Agamemnon. — XII. Le combat près des murs. — XIII. Le combat près des vaisseaux. — XIV- La ruse contre Jupiter. — XV. La déroule. — XVI. Les Patroclées. — XVII. Les exploits de Ménélas. — XVIII. La fabrication des armes. — XIX. La fin de la colère. — XX. La théomachie. — XXI. Le combat près du fleuve. — XXII La mort d’Hector. — XXIII. Les jeux funèbres, les jeux sur le tombeau. — XXIV. La rançon d’Hector.

 

 

    Du temps de Pisistrate (55e olympiade), vers la fin du sixième siècle avant J.-C., les Grecs écrivirent pour la première fois les poésies d’Homère. « On rapporte, dit Léon Allatius en exprimant l’opinion des anciens critiques de l’école d’Alexandrie, que les poésies d’Homère avaient été perdues ; car alors elles se transmettaient, non par l’écriture, mais par le simple enseignement, de manière qu’elles n’étaient conservées que dans la mémoire. Pisistrate, tyran des Athéniens, homme distingué en toutes choses, résolut encore de se faire admirer en celle-ci, et voulut que les poésies d’Homère fussent consacrées par l’écriture. Il établit un concours public qu’il fit proclamer par des hérauts, donnant permission à qui saurait des vers d’Homère, et le voudrait, de les lui indiquer. Ayant fixé le prix d’une obole pour chaque vers, il parvint à réunir les poésies dans leur entier et les transmit aux hommes. » Dans une autre scholie sur Denys de Thrace, citée par ce même Allatius, on voit que Pisistrate fît refaire le travail par deux grammairiens d’Alexandrie, Aristarque et Zénodote, qui vivaient trois cents ans plus tard. «... Il arriva que quelques-uns en apportèrent (des vers) de leur façon, maintenant marqués d’un obéi. Après avoir rassemblé tous ces fragments, il appela soixante et douze grammairiens pour que chacun en particulier, et sur le plan qui lui paraîtrait le meilleur, fît un tout de ces divers morceaux d’Homère. Quand chacun les eut réunis selon son idée, Pisistrate les rassembla, et chacun fut obligé d’exposer son travail particulier en présence de tous. Après avoir entendu la lecture de ces divers poèmes, ils déclarèrent unanimement que la recension d’Aristarque et celle de Zénodote étaient les meilleures ; enfin, jugeant entre les deux, celle d’Aristarque eut la préférence. Parmi ceux qui avaient apporté des vers, quelques-uns en ajoutèrent de leur façon afin d’obtenir une plus grande récompense. Cette supercherie n’échappa point à la sagacité des juges ; mais, à cause de la coutume et de l’opinion reçue, ils consentirent à les laisser subsister, marquant toutefois d’un obéi ceux qu’ils n’approuvaient pas, et ils marquèrent par ce signe que ces vers n’étaient pas dignes du poète. »

    En mettant de côté tout ce qui paraît peu plausible dans les récits d’Allatius, tel, par exemple, que l’anachronisme dont nous avons parlé, et qui a été reproduit par Eustathe, on arrive à savoir que les poésies d’Homère furent primitivement transmises aux hommes par la bouche même des chanteurs, des Homérides, des rhapsodes, et non par l’écriture, qui n’était point connue à cette époque ; et que Pisistrate, chef des Athéniens, fut le premier qui s’occupa de réunir en deux corps d’ouvrages les livres séparés de l’Iliade et de l’Odyssée. D’ailleurs, Cicéron, adoptant l’opinion générale, non sans l’avoir longuement discutée, s’exprime en ces termes : « A cette époque quel homme fut plus instruit, ou dont l’éloquence fût plus fortifiée par les belles-lettres que Pisistrate ; lui qui, d’après ce qu’on raconte, a le premier rassemblé les livres d’Homère, jusqu’alors dispersés, et les a réunis dans l’ordre où nous les avons maintenant ? » Si ces poésies eussent été précédemment recueillies par Lycurgue ou par Solon, il est à présumer que Pisistrate ne se serait point chargé de ce travail ; car les Grecs, qui ont toujours eu une si grande vénération pour les poèmes d’Homère, ne les auraient point laissés dans l’oubli jusqu’à la venue de l’illustre chef des Athéniens.

 Les témoignages des historiens anciens, les réflexions des cri­tiques modernes et l’examen des deux épopées grecques viennent à l’appui de cette opinion, exprimée par Wolf dans ses Prolégo­mènes que l’écriture n’était pas connu du temps d’Homère. J.-J. Rousseau, qui avait beaucoup plus de bon sens que d’érudition, a dit : « Je ne crains pas d’avancer que toute l’Odyssée n’est qu’un tissu de bêtises et d’inepties, qu’une lettre ou deux eussent réduites en fumée ; au lieu qu’on rend ce poème raisonnable et même assez bien conduit, en supposant que les héros aient ignoré l’écriture. » En effet, si a cette époque l’écriture eût été connue, Homère en aurait certainement parlé, lui qui nous donne avec un soin si scrupuleux l’état des sciences, des arts, de l’industrie, de la navigation, du commerce au temps de la guerre de Troie dans l’Iliade, et après la chute d’Ilion dans l’Odyssée ; lui qui nous raconte avec tant de bonhomie et de vérité jusqu’aux moindres détails de la vie publique et privée des Grecs et des Troyens. La tradition qui suppose Homère aveugle est d’une haute philosophie : elle nous montre que l’opinion qu’il n’avait pas écrit ses poèmes était répandue en Grèce dès la plus haute antiquité. Si nous ouvrons l’Iliade et l’Odyssée, nous n’y voyons jamais les Grecs ou les Troyens se servir de l’écriture, soit pour s’informer du sort de leurs amis, de leurs parents, soit pour demander des renforts de vaisseaux ou de soldats. Les héros de l’Iliade n’écrivent jamais les trêves ou les traités d’alliance qu’ils font avec leurs ennemis ; quand ils rappellent un ancien fait, ils se servent de cette formule : « On dit, ou Nous avons appris. » Il n’y a pas de lois écrites. Le commerce s’opère au moyen des échanges, et les messages se répètent textuellement. Quand on élève une tombe à un guerrier, on n’y trace jamais d’inscriptions tumulaires : c’est un rameau qu’on place sur le tombeau d’Elpénor. Dans les funérailles de Patrocle et d’Hector, traitées avec tant de soin et de magnificence, le poète ne parle pas une seule fois de l’usage de l’écriture, soit pour transmettre à la postérité les noms et les actions du défunt, soit pour tracer sur des pierres sépulcrales les vœux de leurs parents, de leurs compagnons. Télémaque, au moment où sa présence était le plus nécessaire à Ithaque, va à Pylos et à Sparte chercher des nouvelles qui auraient pu lui être rapportées par écrit. Lorsqu’au sixième livre Pétrus charge Bellérophon de porter au roi de la Lycie l’arrêt de son propre trépas, le poète dit qu’il lui remit des signes funestes, indices de mort, qu’il avait tracés sur des tablettes soigneusement pliées : « ce qui veut dire que ces signes n’étaient pas des caractères alphabétiques ; mais des hiéroglyphes, intelligibles seulement pour le monarque à qui ils étaient adressés. Quand, au septième livre, les neuf guerriers tirent au sort pour savoir lequel d’entre eux doit combattre Hector, le poète ne fait pas mention de l’écriture : il dit seulement que le sort d’Ajax « avait une marque particulière, différente de celles des autres héros. » Si l’écriture eût été répandue à celte époque, les neuf guerriers dont parle Homère auraient écrit leurs noms sur des morceaux de peau de chèvre ou sur des écorces d’arbre, au lieu de tracer sur de petites pierres brisées appelées sorts (de κλω, briser, d’où l’on a l’ait κλρος, sort) des signes reconnaissables. Tous les auteurs anciens, et particulièrement l’historien Flavius Josèphe, ainsi que Wood, Wolf, Heyne, Hilgen, Koès, Halbkart, Herman, Kreuser, Francescon, Muller, Schlegel, Dugas-Montbel et les auteurs du Dictionnaire, des Homérides, affirment par des témoignages irrécusables que l’écriture alphabétique Jupiter... » — Selon Harpocration et Axousilaüs, les Homérides étaient une famille originaire de Chios qui lirait son nom du poète. Le scholiaste de Pindare dit à peu près la même chose ; et il ajoute qu’ils chantaient tour à tour les poésies d’Homère (κ διαδοχς). On cite un de ces Homérides, nommé Cinéthus, qui lit l’hymne à Apollon et récita le première Syracuse des chants de l’Iliade et de l’Odyssée.

    Les rhapsodes qui succédèrent aux Homérides répandirent les vers d’Homère dans tonte la Grèce, et firent sans doute subir quelques légers changements aux petits poèmes qu’ils chantaient dans les palais en s’accompagnant de la lyre, ou qu’ils déclamaient sur les places publiques en tenant une branche de laurier à la main. A cause de cette dernière circonstance, Boileau prétendait que le mot rhapsode venait de ῥάβδος (branche) mais Boileau se trompe : rhapsode, vient de ῤάπτω, joindre, coudre ensemble, parce que ces chanteurs joignaient primitivement plusieurs chants séparés de l’Iliade ou de l’Odyssée. Il est vrai qu’on les a appelés aussi rhapsodes ; mais c’était uniquement pour désigner la branche qu’ils tenaient à la main, et non pour faire entendre qu’ils récitaient les chants des poèmes homériques. Ils reçurent encore les noms d’arnodes, à cause de l’agneau qu’on donnait à celui qui récitait le mieux les vers, de stichodes, parce que la branche était appelée στιχος par quelques-uns, et enfin de comédiens (ποκριτα), sans doute parce qu’ils représentaient les scènes décrites dans les deux épopées grecques.

 

 

III

 

Les poèmes d’Homère, ou plutôt les chants qui servirent à leur composition, prirent naissance quelque temps après la guerre de Troie, dans cette partie de l’Asie-Mineure qui reçut le nom d’Ionie.

 « Le dialecte ionien, qui domine également dans l’Iliade et dans l’Odyssée, dit Dugas-Montbel, en démontre évidemment l’origine commune ; car jamais l’ionien ne fut le langage des Grecs de l’Europe. » Les chants relatifs à l’Iliade commencèrent immédiatement après la chute d’Ilion, et ceux qui sont relatifs à l’Odyssée quelques années plus tard ; c’est-à-dire au temps où les Héraclides rentrèrent dans le Péloponnèse, Comme l’Iliade et l’Odyssée ne furent point composées en même temps, les chorizontes (de χωρζω, séparer) pensèrent que ces deux poèmes n’étaient pas du même auteur et que l’un et l’autre avait subi des interpolations considérables. Vico, ce profond penseur de l’Italie, cet homme doué d’un génie élevé et de la sagacité la plus pénétrante, comme le dit fort bien un de nos critiques, prit la défense du poète, et avança qu’Homère avait composé l’Iliade dans sa jeunesse, et l’Odyssée dans sa vieillesse. C’est le meilleur jugement qu’on ait porté sur ces deux poèmes. « L’Iliade, poème de jeux et de batailles, dit M. Guignaut, dut être composée dans des temps, dans des lieux plus voisins de l’époque des héros dont elle respire encore l’esprit, du théâtre de leurs combats qu’elle décrit avec une si naïve fidélité : elle dut être l’œuvre de l’Homère archéo-éolien de Cyme ou de Smyrne. — l’Odyssée, au contraire, dut prendre naissance dans une des villes ioniennes à l’époque du premier essor de leur commerce, des premières et aventureuses tentatives de leur navigation : c’est à bien des égards une épopée de marchands et d’explorateurs de terres lointaines, et son auteur fut sans doute un Homère, ou, si l’on veut, le plus ancien et le plus illustre des Homérides, soit de Chios, soit de Samos. L’Iliade, selon la remarque d’Aristote, est plus pathétique et plus simple l’Odyssée, plus morale et plus compliquée. »

    L’Iliade et l’Odyssée furent des archives nationales, comme les Sagas de la Suède, les Koeppemviser du Danemark, les Nibelungen de l’Allemagne, les Lais de la Bretagne, les Ballades de l’Ecosse. C’est dans ces chants rhythmés que les peuples apprirent l’histoire des anciens temps de la Grèce, et que les exploits des héros de l’Achaïe et de la Troade furent retracés pour la première fois.

     Homère et les Homérides, descendants des tribus sacrées des Branchides ou des Évangélides, ne négligèrent pas les rites du paganisme pris chez les Egyptiens ou importés par les Pélasges. Ils laissèrent subsister le fétichisme de leurs prédécesseurs en adorant la Divinité dans les choses terrestres ; mais ils devinrent plutôt les historiens que les adeptes de la théocratie symbolique des prêtres d’Apollon. Ces nouveaux chanteurs qui prêchaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, la liberté d’examen en dépouillant les dieux de leur auréole mystique, et en popularisant chez les Grecs les doctrines sacerdotales, sortirent des temples, devinrent des poètes nationaux et chantèrent dans les nombreuses rhapsodies de l’Iliade, et de l’Odyssée tout ce qu’on racontait sur l’expédition de Troie et sur le retour d’Ulysse dans sa patrie. Mais ils n’oublièrent pas de mentionner la lutte qui avait lieu alors entre les prêtres et les guerriers, entre le sacerdoce et l’empire.

    Au premier livre de l’Iliade, Agamemnon outrage le sacrificateur Chrysès en lui retenant sa fille, et Apollon fait naître une peste qui décime l’armée. Nous ne prétendons pourtant pas induire de là qu’Homère ait eu la prétention de faire de l’Iliade un ouvrage philosophique. Notre poète, en historien fidèle, n’a fait que relater ce qui se passait sous ses yeux. Quelques vers plus loin Calchas, « le plus illustre des augures, qui avait reçu le don de prédire d’Apollon lui-même, » se met en opposition avec la royauté en parlant contre Agamemnon. Mais, d’après les propres paroles de Calchas, on voit que le prêtre jadis si fort, si puissant, si redouté, avait alors besoin de l’appui d’un guerrier célèbre pour exprimer librement sa pensée. Le sacrificateur d’Apollon implore la protection d’Achille pour révéler aux Grecs la cause du malheur qui pesait sur eux. Le chef de l’empire, qui veut enfin s’affranchir du sacerdoce, de la domination religieuse, de la caste des prêtres, est personnifié par Agamemnon, « roi des hommes, pasteur des peuples, » et il s’écrie en s’adressant à Calchas : « Prophète de malheur, tu ne m’as jamais rien annoncé qui me fût agréable ! Jamais tu n’as dit une parole, ni fait une action qui ne nous ait été funeste. » On peut être assuré que jamais un tel langage n’eût été mis dans la bouche d’un guerrier par les chanteurs sacrés qui précédèrent les Homérides.

    Homère se moque très-spirituellement de l’anthropomorphisme du polythéisme grec. Il respecte le principe divin ; mais il s’élève contre les symboles, les attributs, la forme humaine des habitants de l’Olympe. « Les poésies d’Homère, dit M. Binaut, nous manifestent admirablement ce double caractère : pieux envers la Divinité et satirique envers les dieux. Quant à sa piété envers l’Être divin, on ne la conteste point à la poésie homérique ; tout y est plein de l’action de la Providence : les prières, les sacrifices, l’expiation, les mystères de la tombe, tous ces dogmes universellement reçus et dont l’origine remonte au delà de l’histoire, s’y retrouvent. Quant à la satire à l’égard des dieux, en tant que personnages livrés au mythe populaire, c’est sans doute à la préoccupation des théories classiques et des règles du genre appliquées à l’époque qu’il faut s’en prendre de ce qu’on ne la voit pas, de ce qu’on ferme les yeux pour ne pas la voir. Quoi qu’il en soit, l’Olympe d’Homère n’est en réalité qu’une vaste scène comique dont les dieux sont les acteurs. »  En effet, trouve-t-on rien de plus bouffon que la querelle de Jupiter et de Junon au sujet de Thétis, que la blessure de Vénus par Diomède, que les ruses de Junon pour secourir les Grecs, que les amours de Mars et de Venus ?

    Les poésies homériques ont, à cause des personnages qu’on y rencontre, des scènes de mœurs qu’on y trouve, et surtout à cause de l’époque antique qui les a vues naître, quelques rapports avec la Bible. Il est bien entendu que nous ne voulons pas parler de l’esprit philosophique qui les a inspirées.

    Un de nos grands écrivains, M. de Chateaubriand, a fait un parallèle des poèmes bibliques et des poèmes homériques ; mais peut-être a-t-il été trop sévère pour ces derniers. La langue des prophètes hébreux et celle des rhapsodes de la Grèce n’ont point le même génie, la même tournure, et ne peuvent par conséquent être comparées l’une à l’autre. Tout en nous inclinant devant les hautes opinions de l’auteur du Génie du, christianisme, nous pensons que la langue d’Homère est aussi belle que la langue de Moïse. S’il y a plus de concision dans celle-ci, il y a plus de richesse, plus d’abondance, plus d’harmonie dans celle-là. Si nous admirons les naïfs récits de la Genèse, les touchantes et pathétiques paroles des cantiques, les éloquentes prières des Psaumes, les pensées si justes, si profondes, même si philosophiques de l’Ecclésiaste, que ne dirons-nous des adieux d’Andromaque et d’Hector, des discours de Nestor, de Phénix et d’Achille, des funérailles de Patrocle, de la rançon d’Hector, du radeau d’Ulysse, de la descente aux Enfers, des récits chez Eumée, du combat d’Ulysse et d’Irus, du trépas des prétendants !...

    Un autre écrivain, M. Bignan, à qui nous devons une traduction en fort beaux vers de l’Iliade, de l’Odyssée, et un savant Essai sur l’Epopée homérique, compare en ces termes les poèmes hébreux aux poèmes grecs : « La Bible et l’Iliade, dit-il, présentent dans beaucoup de faits une sorte de parenté. L’aventure de Bellérophon et d’Antée, est à peu près conforme à celle de Joseph et de la femme de Putiphar ; le songe trompeur que Jupiter envoie à Agamemnon, semblable à l’esprit de mensonge que Dieu envoie au roi Achab ; un ange saisissant Daniel par les cheveux comme Minerve saisit Achille ; un autre ange conduisant le fils de Tobie sur les bouches du Tigre, comme Mercure , sous les traits d’un jeune homme, guide Priam dans le camp des Grecs ; les vieillards de Troie admirant la beauté d’Hélène, comme les satellites d’Holopherne celle de Judith ; la mère de Phénix lui conseillant d’aimer l’esclave de son père, Amyntor, comme Achitopel excite Absalon à abuser des concubines de son père David ; Xanthe, le coursier d’Achille, parlant comme l’ânesse de Balaam ; Dieu pesant dans sa balance le sort de Balthazar, comme Jupiter pèse le destin des peuples et des héros ; les anges rebelles précipités du haut des cieux, ainsi que Vulcain est jeté du haut de l’Olympe ; les unions des fils de Dieu avec les filles des hommes, pareilles aux mariages des divinités païennes et des créatures terrestres. »

    Tous les poèmes primitifs se ressemblent tellement que, si nous avions plus de temps et d’espace, nous montrerions la connexité qui existe entre l’Iliade et les poèmes indiens le Ramayana et le Mahabarat, entre les doctrines religieuses consignées dans le Zendavesta et celles renfermées dans les livres d’Homère. Mais comme nous ne voulons jeter qu’un rapide coup d’œil sur ce vaste et important sujet, nous n’entrerons point dans d’autres considérations philosophiques sur les deux épopées grecques.

 

 

IV

 

    Quand les poésies d’Homère furent réunies, classées et écrites par les soins de Pisistrate, les diascévastes (de διασκευάίζω, arranger) leur firent subir encore d’importants changements. Ces critiques, consultant plutôt les mœurs de leur temps que celles des siècles héroïques, ajoutèrent de nouveaux vers aux différents livres de l’Iliade et de l’Odyssée ; ils interpolèrent certains passages qui ne se suivaient pas, fixèrent la limite des rhapsodies des deux épopées, et attribuèrent à Homère des traditions, des usages, des coutumes qu’il ne devait certes pas connaître. Cependant nous devons dire que les diascévastes s’appliquèrent surtout à faire disparaître les fautes des copistes, à épurer les textes qui circulaient déjà en grand nombre, et à choisir entre toutes ces variantes celles qui convenaient le mieux.

    Puis vinrent les éditeurs, ou plutôt les diorthontes (de διορθεω, redresser, rectifier, corriger), c’est-à-dire ceux qui publièrent non-seulement des éditions d’Homère, mais qui corrigèrent, redressèrent, rectifièrent les textes des diascévastes. Parmi ces diorthontes on cite Antimaque de Colophon, qui vivait 150 ans après Pisistrate  Hippias de Thase, qui publia une excellente édition d’Homère, et Aristote, qui corrigea, dit-on, l’exemplaire qu’Alexandre renferma dans la riche cassette enlevée aux trésors de Darius. Les auteurs des diorthoses de Marseille, de Chios, d’Argos, de Sinope, de Cypre et de Crêle, sont inconnus.

    Les grammairiens, on pourrait dire les critiques, de l’école d’Alexandrie succédèrent aux diorthontes et mirent la dernière main aux ouvrages du poète ; ils profitèrent des nombreux manuscrits de la bibliothèque de Ptolémée ; ils compulsèrent les travaux des diascévastes, les documents antérieurs, et collationnèrent tous les textes qu’ils purent découvrir.

    Zénodote d’Ephèse commença cette recension nouvelle, et lui, comme dit Suidas, le « premier correcteur d’Homère. » Il retrancha près de cinq cents vers dans l’Iliade, et fit disparaître entièrement la description du bouclier d’Achille. Aristophane de Byzance, son disciple, marcha sur ses traces ; mais il supprima moins de vers que son maître : « Le but d’Aristophane, dit Dugas-Montbel, était surtout de conformer le plus possible les poèmes homériques aux idées reçues de son temps, c’est-à-dire de ne pas tant rechercher les anciennes formes que de donner plus de suite à la narration, plus de liaison à la marche des idées, plus d’ensemble aux poèmes plus de grâce à la diction. » On peut comparer cette époque classique à celles d’Auguste et de Louis XIV. Mais bientôt Aristarque de Samothrace effaça par ses critiques savantes, ingénieuses et par son admirable jugement, les noms de Zénodote et d’Aristophane. C’est à lui que nous devons l’Iliade et l’Odyssée a peu près telles que nous les avons aujourd’hui. Il fit un travail spécial sur la prononciation des accents, et substitua à l’antique division en rhapsodies, de longueur fort inégale, la division symétrique en vingt-quatre livres, d’après les vingt-quatre lettres de l’alphabet. Nous ne dirons rien des autres critiques anciens, tels que Zoïle, Timolaüs de Larisse, Cratès le Thébain, Didyme, Apion, etc., etc., et nous arriverons aux commentateurs modernes.

 

 

V

 

    Eustathe, archevêque de Thessalonique, qui vivait au douzième siècle, nous a laissé un immense travail d’érudition sur les poésies homériques. A la fin du quinzième siècle, Démétrius Chalcondyle d’Athènes publia la première édition d’Homère. Il parut (chose assez extraordinaire) deux traductions latines de l’Iliade plusieurs années avant la publication du texte. Les Petites Scholies, imprimées par ordre de Léon X, furent publiées au commencement du seizième siècle. A la même époque, Jehan Samxon donnait la première traduction française de l’Iliade sous ce titre : « Iliades » de Homère poète grec et grant historiographe, avecques les  prémisses et comencements de Dupon de Goulonne souverain  hystoriographe; additions et séquences de Darès Phrygius et de Dictys de Crète : translatées en partie de latin en langaige  vulgaire, par maistre Jehan Samxon, licentie en loys, lieutenant du bailly de Touraine.., ; et fut achevé d’imprimer le XXVI jour de septembre, l’an mil cinq cens trente. »

    Le dix-septième siècle vit éclore l’édition complète d’Homère de Schrévélius, celle de Josué Barnès et plusieurs dissertations sur les poésies homériques. Le dix-huitième siècle produisit l’édition de Samuel Clarke, accompagnée d’une traduction latine et de savants commentaires ; celle d’Ernesti et la publication du texte de l’Iliade par Anne de Villoison, d’après un manuscrit de la bibliothèque Saint-Marc à Venise. Vers la fin de ce siècle, en 1795, parurent les Prolégomènes de Wolf, qui produisirent une véritable révolution philologique en Allemagne. En 1802, un rival de Wolf, Heyne, publia son Iliade. Douze ans après cette publication Knigt livra au public ses travaux sur l’orthographe homérique et particulièrement sur l’emploi du digamma. Puis vinrent les savantes dissertations, les notes critiques, les précieux commentaires de Lehrs, de Boissonade, de G. Hermann, de Dindorf, de Rost, de Nitzsch, de Millier ; l’excellente Histoire des poésies homériques de Dugas Montbel, placée à la suite de ses Observations ; les remarquables articles de M. Letronne dans le Journal des savants, la Version latine, de Dübner (collection Firmin Didot), le Dictionnaire des homérides de MM. Theil et Hallez-D’Arros, l’Essai sur l’épopée homérique de M. A. Bignan et l’article Homère de M. Guignaut inséré dans le Dictionnaire de la Conversation.

 

 

    Maintenant il ne nous reste plus qu’à parler de notre traduction de l’Iliade et de l’Odyssée, du plan que nous avons suivi, du système que nous avons adopté. Mais comme notre version et nos notes en diront plus à ce sujet que nous n’en pourrions dire nous-même, nous terminerons cette rapide introduction en adressant nos remercîments bien sincères à M. Villemain pour les encouragements qu’il a daignés nous accorder, et à MM. Letronne, Hase, Séguier, Theil, Bignan, Pillon pour leurs savants et bienveillants conseils.