Conférence de Claude Cornu
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LA CERAMIQUE GRECQUE

Conférence de Monsieur  Claude CORNU

Professeur agrégé de Lettres au Lycée de Louviers

le 6 octobre 2001

 

 

   Si toutes les civilisations antiques ont produit des poteries, la céramique grecque, comme le souligne François Lissarague dans un ouvrage récent, se distingue par la qualité des vases et du décor figuré que comportent la plupart d’entre eux. Il s’agit d’objets utilitaires, mais les artisans ont toujours cherché à concilier le beau et l’utile et se sont livrés, au fil des siècles, à d’incessantes recherches esthétiques, en particulier dans la représentation de la figure humaine. C’est la richesse et la diversité de cet art que nous allons nous efforcer de découvrir. En effet ces vases ont d’abord une longue histoire, marquée par une succession de styles et de techniques. Il existe aussi différents types de vases, caractérisés par leur forme et leur usage. Enfin et surtout ils nous intéressent par leur décor, un décor qui, pour l’homme d’aujourd’hui, est tout à la fois une œuvre d’art et l’image d’une civilisation.

 

 

L'histoire des vases

 

Les vases grecs ont effectivement une longue histoire. Après l’effondrement de la civilisation mycénienne, c’est aux alentours de l’an 1000 qu’on voit apparaître les premiers vases peints. Et c’est à la fin du IV° siècle que disparaît la céramique à décor figuré.

 

     Du géométrique à la figure rouge.

On distingue, au cours de ces quelque 700 ans, quatre périodes :

- Après une première phase baptisée proto-géométrique (1050-900 av. J.-C.), le style géométrique (900-700 av. J.-C.), ainsi désigné à cause des motifs abstraits -chevrons, méandres, damiers, cercles ou demi-cercles- qui décorent les vases. Mais vers 800 s’y ajoutent les premiers éléments figurés. Ce sont comme sur ce vase (fig. 1), probablement une urne cinéraire, des animaux peints en silhouettes noires et réduits à un dessin très stylisé : ici, près des anses, deux chevaux. Un peu plus tard, vers 750, apparaît la figure humaine. Les exemples les plus représentatifs de cette période sont de grands vases -ils mesurent plus d’un mètre de haut, parfois même 1,50 m.- qui servaient à signaler l’emplacement d’une tombe. Ils sont donc décorés de scènes funéraires. On peut y voir notamment l’exposition du défunt sur son lit, au milieu des lamentations de ses proches. Le dessin obéit aux mêmes canons géométriques que le reste de la décoration : le buste de tous les personnages forme un triangle noir reposant sur la pointe et les bras des pleureurs et des pleureuses prolongent les côtés de ce triangle.                               

   - A l’aube du VII° siècle, le décor géométrique cède la place à des motifs nouveaux empruntés à la nature : il s’agit d’ornements végétaux, d’animaux réels ou fantastiques, sphinx et griffons voisinant avec chèvres, cerfs ou bouquetins. Ces motifs ayant été empruntés par les peintres aux tissus et vases d’orfèvrerie venus d’Orient, on parle de style orientalisant pour désigner la céramique grecque du VII° siècle. L’un des plus beaux exemples de cette période est le vase appelé oenochoé Lévy et conservé au Louvre : le décor comporte cinq zones de cerfs ou de bouquetins au pelage alternativement uni et tacheté, surmontées sur l’épaule par une bande mêlant sphinx, griffons et volatiles. On retrouve les mêmes sphinx -ou sphinges, car il s’agit d’animaux ayant un buste de femme- sur un vase attique du début du VII° siècle (fig. 2). Il s’agit d’une loutrophore, un vase rituel au col très allongé et qui servait aux ablutions lors des mariages ou des funérailles. Sur le corps du vase alternent les zones d’ornements végétaux stylisés (tresses, feuilles, rosettes) et les scènes figurées. Les personnages, les deux couples de danseurs sur le col ou les cavaliers sur la panse, sont dessinés de manière moins sommaire que sur les vases géométriques et le peintre a adopté pour les chevaux un procédé appelé à un bel avenir : il a noté les crinières à l’aide d’incisions.

- Le siècle suivant, le VI° siècle, est celui de la céramique dite à figures noires. Les ornements géométriques ou végétaux abondamment utilisés jusqu’alors n’occupent désormais qu’une place réduite et servent à meubler les bandes étroites qui encadrent les scènes figurées. Sur celles-ci les personnages se détachent en noir sur le fond clair du vase. Ce vernis noir appliqué par le peintre sur le vase pour dessiner ses figures est en fait une couche d’argile plus fine qui acquiert cette couleur au cours de la cuisson. L’appellation de vases à figures noires est cependant très réductrice. Comme on peut le voir sur cette cruche datant du milieu du siècle (fig. 3), l’artiste ne se contente pas de peindre les personnages en silhouettes noires. Il recourt à l’incision pour les détails internes : les chevelures, les barbes, les plis et motifs des vêtements, la chouette qui orne le bouclier d’Athéna. D’autre part, il enrichit son dessin de rehauts de couleurs : rouge pour les ailes de la chouette, les vêtements et le chapeau d’Hermès, blanc pour le visage et les pieds d’Athéna. Sur les vases à figures noires, le blanc est d’ailleurs toujours utilisé pour les chairs féminines. Convention, mais aussi peut-être souci de réalisme : on distingue ainsi la femme de l’homme, auquel les travaux de l’extérieur donnent un  teint plus hâlé.
 

   - Aux vases à figures noires succède vers 530 la céramique à figures rouges. Il s’agit d’une véritable inversion : au lieu de peindre en noir sur le fond clair des vases, le vernis noir est désormais appliqué sur tout le vase en dessinant le contour des personnages et des éléments du décor qui se découpent alors en clair. Et les détails intérieurs, la musculature ou les plis des vêtements, sont rendus par des lignes tracées au pinceau. Les peintres vont peu à peu adopter cette nouvelle technique, plus riche de possibilités d’expression, et vers 480 la figure noire disparaît totalement, sauf pour une catégorie de vases. Ce sont les amphores panathénaïques, ces vases contenant l’huile offerte aux vainqueurs des différentes épreuves athlétiques lors des Grandes Panathénées, jeux se déroulant tous les quatre ans à Athènes. Ces vases qui reproduisaient sur l’une des faces la déesse Athéna armée d’un bouclier et d’une lance demeurent, par conservatisme religieux, fidèles à la tradition de la figure noire, même aux V° et IV° siècles.

 

      La représentation du corps humain.

 

Le changement de style s’accompagne, au fil des siècles, d’un progrès constant dans la représentation de la figure humaine. Aux silhouettes pleines et schématiques de la période géométrique succède, à l’époque des figures noires, une représentation plus élaborée, mais qui obéit encore aux conventions archaïques (telles qu’on les observe dans la peinture égyptienne). On peut prendre pour exemple un vase du Louvre, sur lequel Héraclès ramène des enfers Cerbère, le terrible chien aux trois têtes rugissantes environnées de serpents, au grand effroi d’Eurysthée qui tente de se dissimuler dans une jarre. Le corps d’Héraclès est représenté de face, mais la tête, à l’exception de l’œil, et les jambes de profil. Quand ils sont vus entièrement de profil, comme sur le col de cette amphore (fig. 4), les corps dessinent une silhouette lourde et passablement disgracieuse, dotée d’un postérieur proéminent. A la fin de la période et surtout avec les premiers peintres de figures rouges, la représentation du corps humain devient plus précise et plus réaliste. L’artiste sait peindre un corps de profil ou accomplissant un mouvement de torsion pour lancer le disque ou le javelot, les proportions sont respectées, l’usage du pinceau permet de rendre avec précision la musculature et l’anatomie. On voit même au milieu du siècle, comme sur ce vase à fond blanc (fig. 5), l’œil véritablement dessiné de profil.

 

Les centres de fabrication.

 

L’histoire des vases grecs est aussi celle de leur localisation. Celle, du moins, des ateliers les plus productifs. Schématiquement, cette histoire se confond avec l’essor, puis le déclin de la production athénienne. Au cours des premiers siècles, il n’est pas de région de la Grèce qui ne produise des vases et qui n’ait son style propre. Qu’il s’agisse de la Grèce du continent, des îles ou des cités ioniennes d’Asie Mineure. L’île de Chios, par exemple, fabriquait au VI° siècle un type de vase très apprécié, si l’on en juge par sa diffusion autour du bassin méditerranéen. Il s’agit d’un calice à anses horizontales et pied conique, dont la panse était revêtue d’un engobe blanc et décorée d’une figure animale : sur un exemplaire appartenant au Louvre, un lion rugissant dessiné au trait pour la tête et en silhouette noire rehaussée de pourpre pour le corps. Les ateliers de Corinthe produisaient et exportaient surtout de petits vases à parfums jusqu’au milieu du VI° siècle.

Mais à partir des années 550, c’est la cité d’Athènes qui va éclipser toutes les autres productions et exercer pendant un siècle et demi une domination absolue. Ainsi, pratiquement tous les vases de cette période qui ont été retrouvés en Etrurie, et qu’on a longtemps tenus pour étrusques au XIX° siècle, ont été importés d’Athènes. Mais à la fin du V° siècle, apparaît une production locale dans les colonies grecques d’Italie du sud, en Apulie et en Lucanie, et qui éclipse les vases fabriqués à Athènes. Toutefois, on observe sur les vases de cette période, quelle que soit leur provenance, un affaissement de la qualité, qu’il s’agisse du dessin très relâché ou de la forme aux proportions souvent peu harmonieuses. Qu’on en juge par la représentation de la déesse Athéna sur cette amphore (fig. 6), lorsqu’on la compare à la céramique des VI° ou V° siècles. Ce déclin précède la disparition de la céramique à figures rouges et avec elle de la céramique à décor à la fin du IV° siècle.

C’est pourquoi nous nous intéresserons, dans les lignes qui suivent, essentiellement aux vases attiques à figures noires et figures rouges des VI° et V° siècles, qui représentent l’apogée de cette forme d’art

 

 

Les types de vases

 

Les formes et les usages.

   On peut distinguer, selon leur usage, trois catégories de vases :

       - Les vases servant à conserver ou transporter un liquide :

   L’amphore, un vase au corps ovoïde et pourvu de deux anses. Elle comporte parfois un col nettement séparé de la panse et qui fait l’objet, dans ce cas, d’une décoration. Les amphores contenant l’huile offerte aux vainqueurs des épreuves athlétiques, lors des Grandes Panathénées, sont appelées panathénaïques.
   L’hydrie, vase à trois anses, une anse verticale et deux horizontales, était destiné à recueillir et transporter l’eau. Les anses horizontales permettaient de porter le vase, la verticale de verser l’eau.

      - Les vases pour les soins du  corps : 

   Vases à parfums, servant pour la toilette de la femme ou contenant l’huile parfumée dont s’enduisaient les athlètes. Ils portent des noms divers selon leur forme : aryballe, lorsqu’il s’agit d’un petit vase de forme globulaire ; alabastre, pour les vases à forme très allongée. Le lécythe est un vase typiquement athénien : de forme presque cylindrique, il est surmonté d’un long col pourvu d’une anse. Au cinquième siècle à Athènes, on fabrique des lécythes à fond blanc à usage strictement funéraire. Ils sont déposés comme offrandes sur la tombe ou à l’intérieur de celle-ci.
   Les femmes grecques utilisaient aussi, pour les fards ou les bijoux, des pyxis (ou pyxides), petites boîtes cylindriques munies d’un couvercle.

      - Les vases destinés au banquet :

   Le cratère, qui servait au mélange de l’eau et du vin (car les Grecs ne buvaient pas le vin pur). Selon la forme, on distingue le cratère en  calice le cratère en cloche, le cratère à colonnettes ou le cratère à volutes (tel le fameux vase François conservé au musée de Florence).  Souvent haut de 40 à 50 centimètres, il offrait à la décoration sur sa panse une large surface.

   L’oenochoé est une cruche à panse arrondie pourvue d’une seule anse et d’une embouchure le plus souvent trilobée : on l’utilise pour verser le vin puisé dans le cratère.

On emploie enfin pour boire des coupes de formes sensiblement différentes, mais toujours pourvues de deux anses horizontales et d’un pied plus ou moins élevé. Les coupes comportent en principe une double décoration : à l’extérieur sur le pourtour de la vasque, et à l’intérieur dans un médaillon cerné par une bande ornée de motifs géométriques. On trouve au VI° siècle un modèle très répandu : la coupe à yeux, ainsi appelée parce qu’elle est décorée, à l’extérieur, de deux énormes yeux vus de face, entre lesquels apparaît un nez stylisé ou tout autre motif. On utilise le terme de skyphos, lorsque le vase à boire a la forme d’un bol à deux anses.

   Sur le médaillon d’une coupe à figures rouges du Louvre (fig. 7), on découvre les trois catégories principales de vases utilisées au cours du banquet : le jeune esclave tient dans la main droite une oenochoé, avec laquelle il puise dans un cratère à colonnettes le vin qui sera bu par les convives dans des coupes comme celle qu’il tient de la main gauche.   

Les Grecs utilisaient parfois pour rafraîchir le vin un vase apparu à la fin du VI° siècle : le psykter, dont la panse globulaire reposant sur un pied élevé se termine par un col étroit. Le psykter rempli de vin coupé d’eau était plongé dans un cratère contenant de l’eau fraîche ou de la neige.

 

 

Peintres et potiers.

 

   Tous ces vases sont le fruit de la collaboration de deux artisans : le peintre et le potier (il peut toutefois arriver que peintre et potier soient une seule et même personne). Nous connaissons nommément quelques-uns d’entre eux. A partir du VI° siècle, en effet, certains signent parfois leurs vases. La signature est une courte phrase ayant pour sujet le nom de l’artisan et pour verbe le mot faire ou peindre, selon qu’il s’agit du potier ou du peintre. Sur l’amphore évoquée plus haut (fig. 4), on peut lire verticalement : NikosqeneV epoiesen (Nikosthénès époiésen), c’est-à-dire Nikosthénès m’a fabriqué (c’est en effet le vase qui est censé parler et le pronom complément, parfois exprimé, est le plus souvent sous-entendu). En revanche, sur ce cratère (fig. 8), c’est le peintre qui a signé : EujronioV egrajse (Euphronios égraphsé), Euphronios m’a peint. On peut trouver, mais plus rarement, les deux signatures : le vase François porte la signature du peintre, Clitias, et du potier, Ergotimos. Dans la mesure où les signatures de potiers sont plus fréquentes que celles de peintres, on peut estimer qu’à Athènes les premiers jouissaient d’une notoriété plus grande et occupaient un rang plus élevé dans la hiérarchie sociale. Les ateliers où se fabriquaient ces vases étaient dirigés sans doute par un potier qui comptait un ou plusieurs peintres au nombre de ses collaborateurs.

   Quels que soient le talent du potier et la notoriété qui était la sienne à l’époque, ce sont aujourd’hui surtout les peintres qui requièrent notre attention et que nous nous efforçons d’identifier, grâce à un examen minutieux des œuvres qu’ils nous ont laissées. Le pionnier en ce domaine a été l’anglais sir John Beazley (1885-1970), qui, pendant plus d’un demi-siècle, a étudié des milliers de vases pour détecter les similitudes et déterminer à quelle main ils doivent être attribués. Grâce à lui et à ses successeurs, on peut aujourd’hui attribuer la plupart des vases conservés dans les musées à un peintre qu’on désigne par un nom de convention. A l’exception, bien entendu, de ceux qui ont signé quelques-unes de leurs œuvres, comme Exékias pour les figures noires, Euphronios ou Epictétos pour les figures rouges. Le peintre peut être désigné par association avec le potier avec lequel il travaille, lorsqu’on connaît le nom de ce dernier : on parle par exemple du peintre d’Andokidès. Ou bien par le nom du musée où figure le vase le plus représentatif (ou vase éponyme) : le peintre de Berlin, le peintre de Rouen (dont le vase éponyme, une amphore à figures noires conservée au musée des Antiquités de la ville, représente la chasse au sanglier de Calydon). On y ajoute parfois le numéro d’inventaire de l’œuvre qui a permis son identification, pour éviter toute confusion : le peintre du Louvre F 6, le peintre du Louvre F 51, le peintre de Londres E 80, par exemple. Ou bien on fait référence au sujet du vase choisi pour modèle : le peintre d’Achille, le peintre de la Balançoire, le peintre des Niobides. On peut encore désigner le peintre par le lieu de découverte de l’un de ses vases : la loutrophore attique avec sphynx et défilé de chars (fig. 2) est ainsi attribuée au peintre d’Analatos, qui doit son nom au site de l’Attique où a été retrouvée une hydrie manifestement de la même main. De telles attributions ne vont pas sans risque d’erreurs : nul expert n’est infaillible. Mais il n’est pas rare qu’un heureux hasard vienne confirmer les intuitions des spécialistes : deux fragments attribués au même peintre mais conservés en deux endroits différents se révèleront appartenir au même vase lorsqu’une occasion permet de les rassembler et de les confronter.

 

 

Le décor des vases

 

Si original soit-il, le peintre s’inscrit dans une tradition et obéit à des conventions qui régissent l’art auquel il se consacre. Aussi le décor de ces vases, à figures noires ou figures rouges, dans les scènes mythologiques comme dans les scènes de genre, respecte-t-il certaines règles

 Il est d’abord souvent lié à l’usage du vase.

Une amphore panathénaïque comporte toujours sur la face principale l’effigie d’Athéna coiffée d’un casque et munie d’une lance et d’un bouclier, entre deux colonnes surmontées d’un coq ou d’une statuette. On peut lire le long d’une des deux colonnes l’inscription suivante : (wn Aqeneqen aqlwn (ton athenethen athlon), c’est-à-dire prix ou récompense (le mot est sous-entendu) des jeux d’Athènes. Au revers figure la représentation de la discipline dans laquelle le vainqueur a triomphé : ici (fig. 9), l’épreuve du stade, c’est-à-dire la course de vitesse. En effet le mot en grec désignait d’abord une mesure de longueur : un stade mesurait environ 180 m. C’est la position des bras des coureurs qui permet de distinguer sur ces amphores la course de vitesse et la course de fond : dans ce dernier cas, les bras des concurrents sont toujours plus près du corps. Toutes les amphores panathénaïques obéissent à ce modèle. Seule modification : à partir du deuxième quart du IV° siècle, Athéna est tournée vers la droite, comme on peut le voir sur le vase déjà évoqué (fig. 6), et non plus vers la gauche.

   Les lécythes à fond blanc constituent un autre cas particulier. Ces vases, dont la fabrication est limitée au V° siècle, étaient destinés, nous l’avons vu, à être déposés sur ou dans la tombe. Comme les précédents, ils sont aussi exclusivement athéniens et n’ont jamais servi à l’exportation. En raison de leur destination, le décor est presque toujours une scène funéraire. Parfois une scène mythologique : Charon et sa barque. Plus souvent une visite au tombeau : autour d’une stèle funéraire, qui constitue la marque visible du mort invisible, un ou deux personnages viennent honorer sa mémoire. Les personnages et les objets sont toujours dessinés au trait sur le fond blanc et rehaussés de couleurs, bleu, vert, violet. Malheureusement, sur les vases qui nous sont parvenus, le temps a fait son œuvre et celles-ci sont souvent presque effacées. Nombre de vases destinés au banquet, coupes ou cratères, présentent des convives allongés sur un lit et conversant, jouant d’un instrument (flûte ou lyre) ou côtoyant des courtisanes, seules femmes admises au symposion (c’est le nom que les Grecs donnaient à la réunion à boire qui venait après le dîner et qui constituait le banquet). Parfois un convive fait tourner autour de son index une coupe, parce qu’il s’apprête à jeter le contenu, quelques gouttes de vin, sur une cible désignée : c’est le jeu du cottabe, dont l’enjeu est un pari amoureux. Les convives attablés peuvent être remplacés, sur le vase, par un cortège de joyeux buveurs se rendant au banquet ou par le dieu du vin, Dionysos, entouré de satyres et de ménades. A défaut de scènes de banquet, on peut rencontrer des scènes de palestre évoquant les jeux athlétiques auxquels s’adonnent dans la journée les mêmes convives.
Les hydries offrent aussi parfois la même correspondance entre le décor du vase et son usage : c’est sur ces vases qui servaient à recueillir et transporter l’eau qu’on peut voir des femmes à la fontaine.

 

Le décor est aussi et surtout le reflet d’une culture.

   Le répertoire est en effet emprunté à la mythologie autant qu’à la vie quotidienne. Dans la mesure où la plupart des vases des VI° et V° siècles sont sortis des ateliers athéniens, ce sont les dieux et les héros honorés à Athènes qui figurent le plus souvent dans la décoration. Parmi les divinités, une place toute particulière est accordée à Athéna -nous l’avons vu notamment pour les amphores dites panathénaïques- mais aussi à Dionysos. S’il figure si souvent sur les vases avec son cortège habituel de satyres et de ménades, c’est parce qu’il est le dieu qui a donné le vin aux hommes, mais aussi parce qu’il est, pour les Athéniens, celui qui préside à leurs concours dramatiques : à partir des années 530, ont lieu chaque année à Athènes les Grandes Dionysies, fêtes en l’honneur de ce dieu, au cours desquelles se déroulent des concours de tragédies et de comédies. 
     Les peintres de vases puisent naturellement dans le répertoire que leur offre l’œuvre d’Homère, dans laquelle tous les Grecs apprenaient à lire. Certains épisodes sont ainsi fréquemment évoqués : les jeux funéraires en l’honneur de Patrocle, Achille recevant de Thétis les armes forgées par Héphaistos, le combat d’Achille et d’Hector, Ulysse aveuglant Polyphème. Mais deux héros ont droit à un traitement de faveur : Héraclès, le héros panhellénique, et Thésée, le roi mythique d’Athènes, dont les exploits symbolisent le triomphe de la cité. Lorsqu’au V° siècle, Thésée est représenté repoussant les Amazones, la scène revêt une fonction symbolique : elle est l’image de la cité d’Athènes triomphant des Perses et de la barbarie orientale. Mais deux épisodes ont tout particulièrement intéressé les peintres de vases : la lutte d’Héraclès contre le lion de Némée et la victoire de Thésée sur le Minotaure enfermé dans le labyrinthe. Il s’agit certes de scènes familières à tous les Grecs et qui, réduites à un duel, se prêtaient aisément à meubler l’espace disponible sur l’épaule ou la panse du vase. Mais elles symbolisent aussi le triomphe de l’intelligence alliée à la vaillance sur la force brutale, sauvage. Héros national, Thésée est aussi le modèle de l’homme accompli, il réalise l’idéal grec du
kaloV kagaqoV, l’homme valeureux façonné par l’éducation, qui unit la beauté du corps et l’excellence morale.
    C’est ce même idéal culturel que traduisent les multiples scènes de palestre ou de banquet qui figurent sur les vases. Associant les exercices physiques, la musique et  le chant, la conversation entre honnêtes gens, elles célèbrent cette double culture du corps et de l’esprit qui constitue pour les Grecs, et tout spécialement les Athéniens, la civilisation. On peut encore évoquer les représentations fréquentes de guerriers revêtant leurs armes sous les yeux d’une femme. L’image rappelle le rôle et le statut des deux sexes dans la Grèce antique et l’espace qui leur est dévolu : à l’homme les travaux de l’extérieur et le service de la cité, à la femme le domaine domestique.

 

   Le dessin lui-même est régi par des conventions.

La représentation des personnages et la composition des scènes obéissent aussi à des règles et des conventions qui s’imposent à tous les peintres de vases. Quand il évoque un combat, le peintre place toujours à droite la victime, le monstre, le vaincu, à gauche le héros ou le vainqueur, le désignant ainsi à notre admiration. C’est à cette place que figurent Héraclès et Thésée sur les vases que nous venons de voir. D’autre part, dieux et héros ont toujours un certain nombre d’attributs qui permettent, même en l’absence d’inscriptions sur le vase, de les identifier. Héraclès apparaît toujours barbu et il est reconnaissable à sa massue et à la peau du lion de Némée dont il est recouvert, la gueule de l’animal lui recouvrant la tête et lui servant de casque. De même, on peut identifier sur cette amphore (fig. 10) chacune des divinités. Devant Zeus armé de la foudre, assis aux côtés de son épouse Héra, la jeune femme ailée qui tient une cruche dans la main droite est Iris, la messagère des dieux. A droite, on reconnaît Hermès à son chapeau large et plat, le pétase, et à son caducée, Poseidon, le dieu de la mer, à son trident (qui plus est, il tient un poisson dans la main droite). Athéna porte toujours casque et lance et elle est revêtue de l’égide, la peau de chèvre qui lui sert à la fois de châle et de bouclier.

La représentation de la figure humaine n’est qu’en apparence réaliste. Un vase grec ne peut être tenu pour une simple photographie de la réalité. Deux points à cet égard sont à souligner. La nudité, d’abord : logique s’il s’agit d’hommes s’exerçant au gymnase, elle est irréaliste lorsque le peintre représente un guerrier se préparant à quitter les siens ou en train de combattre. L’artiste entend exalter la beauté du corps humain, inséparable à ses yeux de la valeur morale. La différence de taille entre les personnages, d’autre part, permet simplement de distinguer le jeune homme de l’homme d’âge mûr ou l’esclave de son maître. Sur ce vase (fig. 11), on découvre, à gauche, Priam venant demander à Achille de lui rendre le corps d’Hector ; le personnage de droite est un jeune esclave au service d’Achille et sa petite taille indique à la fois son âge et sa condition sociale.  

 

    L’absence de réalisme s’étend à la représentation des lieux. L’espace est souvent symboliquement et schématiquement évoqué à l’aide d’un objet significatif. Sur cette pyxis du Louvre (fig. 12), on assiste à un cortège nuptial. Le nouveau marié a saisi par le poignet sa jeune épouse, suivie de sa mère ou d’une autre femme, et il la conduit vers sa nouvelle demeure. Le cortège se déroule tout autour du vase et les deux maisons sont indiquées par la même porte à deux battants qu’on voit ici à l’extrême-gauche : elle représente à la fois la maison des parents de la jeune fille, que quitte la mariée, et celle où va désormais s’écouler son existence. De même, de simples objets présents dans le champ de l’image servent à définir l’espace : éponge, paquetage avec aryballe ou strigile (racloir permettant d’enlever la saleté collée à la peau par la sueur et l’huile) signifient que l’on est à la palestre ; un miroir, toujours symbolisé par un manche surmonté d’un disque, est la marque d’un espace féminin : nous sommes dans l’appartement des femmes.

 Une œuvre d’artiste.

    Artisans nourris de la même culture, partageant les mêmes valeurs et obéissant aux mêmes conventions, les peintres de vases sont aussi des artistes dont nous admirons aujourd’hui l’habileté et le talent, et à ce jeu certains plus que d’autres. On peut admirer, par exemple, l’art d’adapter le dessin à la forme du vase, notamment pour meubler l’espace circulaire du médaillon à l’intérieur des coupes. La coupe du VI° siècle dite coupe à l’oiseleur offre à cet égard une disposition particulièrement ingénieuse. De part et d’autre du personnage situé au centre de l’image, les troncs des deux arbres forment un axe perpendiculaire à celui des anses, tandis que les feuillages se déploient en épousant la courbe du médaillon.

   Mais, pour apprécier à sa juste valeur la beauté de ces vases, nous terminerons par ce qui est sans nul doute l’un des chefs-d’œuvre de la céramique athénienne (fig. 8). L’auteur, Euphronios, appartient à cette génération de peintres de figures rouges qu’on appelle les Pionniers, parce que, dans les années 520-500, ils ont été les premiers à utiliser la nouvelle technique et qu’ils n’ont cessé d’exploiter les possibilités qu’elle offre pour représenter le corps humain. Le vase, conservé au Metropolitan Museum de New-York, est un cratère en calice. Il porte la signature du peintre (en haut, à droite), mais aussi celle du potier, Euxithéos (entre la lance du guerrier de gauche et Hypnos). Le vase séduit par l’harmonie de ses formes, l’équilibre entre la hauteur et le diamètre. Mais nous sommes surtout sensibles aujourd’hui à la beauté du tableau peint sur la face principale. La scène est empruntée à l’Iliade et représente la mort de Sarpédon. Sarpédon, prince de Lycie venu combattre aux côtés des Troyens, a été tué par Patrocle. Zeus, son père, n’a pu s’opposer à ce destin, mais il ne veut pas que sa dépouille soit abandonnée aux chiens et aux corbeaux. Il demande à Apollon d’emporter le corps et de le remettre à Hypnos et Thanatos, « Sommeil et Trépas, dieux jumeaux », pour le ramener en son pays où auront lieu les funérailles. Euphronios a pris quelques libertés avec le texte d’Homère : c’est Hermès, reconnaissable notamment à son caducée, et non Apollon qui figure au centre. Le tableau vaut d’abord par la composition : de part et d’autre de la figure centrale s’organisent deux groupes de deux personnages disposés symétriquement (deux guerriers troyens derrière Hypnos et Thanatos encadrent la scène) et reliés horizontalement par le corps inanimé de Sarpédon. Mais aussi par la finesse du dessin pour tous les détails : la frise de palmettes près de l’embouchure comme la frise inférieure formée en alternance de palmettes et de fleurs de lotus, la chevelure bouclée de Sarpédon, les écailles qui ornent les ailes d’Hypnos et Thanatos et le corselet de ce dernier. Les couleurs elles-mêmes offrent une grande variété de tons, de l’orange clair au rouge vif du bandeau de Sarpédon ou du sang qui coule de ses blessures. Et, au-delà de la qualité esthétique de l’image, comment ne pas être sensible à la portée universelle de cette scène : la mort d’un être jeune sur une terre lointaine, parce qu’il est « du monde où les plus belles choses ont le pire destin ».

   Ainsi, au terme de ce rapide parcours, nous retrouvons, à propos de la céramique, l’idée que Jacqueline de Romilly, tout au long de ses livres sur la Grèce antique, ne cesse de souligner : les œuvres des Grecs, en art comme en littérature, demeurent, après vingt ou trente siècles, encore actuelles, parce que l’esprit qui les anime est une aspiration constante au général, à l’humain, à l’universel. Mais je voudrais ajouter un dernier mot, en évoquant une ultime anecdote. Le 9 septembre 1900, un employé du musée de Florence, pris d’une soudaine et inexplicable fureur, après avoir blessé un gardien à coups de couteau, s’empara d’un lourd tabouret et le jeta sur la vitrine dans laquelle était conservé le vase François, brisant le cratère qu’il fallut ensuite à nouveau restaurer. Geste d’un dément, direz-vous. Et pourtant posons la question : le mépris dans lequel sont tenues aujourd’hui les lettres anciennes, la mise en pièces de leur enseignement, systématique, délibérée, programmée, ne ressemblent-ils pas à la folie de cet employé iconoclaste.